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(Stéphane) 

Une demi-heure à discuter et je ne m'en suis même pas rendu compte. J'espère que Brice a tenu compagnie à Corentin. J'étais plutôt heureux de les voir parler ensemble tout à l'heure. Pas question que Brice se contente de moi comme unique fréquentation!  

Près des poulaillers, j’aperçois Brice. En l’espace de quelques jours, il maîtrise les gestes routiniers nécessaires pour gérer l’exploitation. Ils ne sont pas très complexes mais sa façon d’agir en discutant avec les animaux montre à quel point il est à l’aise. 

— Corentin est parti ? l’interpellé-je ce qui le fait sursauter.

— Oui, il avait des appels à passer, comme toi. 

— Ce n'est pas toujours évident de se dépêtrer de bavards, remarqué -je avec humour.

Il se tourne vers moi, prêt à se moquer, mais mon sourire le stoppe. 

— Je suis content que tu te sois si vite adapté au travail, gamin. Tes gestes sont sûrs comme si tu avais déjà fait cela.

— C’est le cas. J’ai travaillé dans une sorte de ferme pendant une assez longue période. Pas écolo comme la tienne, mais les animaux y avaient une place importante. 

— Comment cela ? 

Je sens que ses mots ne sont pas lâchés par hasard. Il semble hésiter et je préfère le laisser décider s’il souhaite se livrer un peu  plus ou continuer à se taire. Il passe ses mains dans ses cheveux courts, y déposant quelques duvets.

— Ces animaux nous apportaient du réconfort. De l’apaisement aussi. Je ne peux pas encore rentrer dans les détails, Tonton, précise-t-il ses yeux fixés dans les miens. C'était une sorte de thérapie. 

— Je te l’ai dit, Brice. Prends le temps qu'il faut. Est-ce que cela a aussi un rapport avec ses bras que tu t’efforces à camoufler ?

L’espace d’un instant, je surprends un regard effrayé. C’est fugace mais bien là et je maudis ma précipitation. Je cherche une façon de le rassurer quand il soupire.

— Oui…, chuchote-t-il.

Je le sens prêt à déguerpir. Quel idiot je suis !

— Fait comme si je n’avais rien dit, d’accord ? m’affolé-je.

— Merci Stéphane. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas profiter de la nuit pour disparaître. Je suis bien ici. Il me faut juste trouver le courage pour t’expliquer.

Je suis quelqu'un de tactile, et mes bras viennent tout naturellement le serrer contre moi. Comme l’autre jour, il ne repousse pas mon étreinte. Lorsque nous nous séparons, il reprend le ramassage des œufs, alors que je dispose de la paille fraîche. 

— Cela ne te pose pas de soucis que Corentin passe du temps ici ? 

— Non. Je ne suis pas très doué avec les fleurs, et tu ne peux pas tout gérer. Je pense que si je peux bosser quelques heures au gros œuvre dans la maison, je pourrais très vite faire appel aux artisans que tu m’as conseillés. Abattre un mur, je maitrise. Faire les branchements électriques demande des connaissances que je ne possède pas. Le notaire a dit que les fonds seront vite débloqués, et je pourrais t’aider à temps plein. Corentin va souvent venir,  l’inactivité semble le peser. Je ne pense pas, malgré sa proposition, qu'il soit habitué à manier la brouette et la pelle. Pour les animaux, c’est pas gagné non plus, il n'était pas très à l’aise avec le lapin que je lui ai posé dans les bras. 

— Il apprendra ... Je me souviens d’un gamin peu habile, lui aussi. 

(Corentin) 

Avachi sur le canapé, je me remémore cette journée. Je ne regrette en rien d'avoir accepté cette invitation. J'ai passé une très bonne journée en compagnie de ces deux hommes. Stéphane est largement plus à l'aise que son neveu dans les relations humaines. Pourtant, j’ai l’impression que, Brice et moi, avons volontairement esquivés ce moment troublant dans sa maison, à moins que je sois le seul à y avoir été sensible.

Je me suis peut-être un peu trop avancé quant à mes capacités physiques mais qu'importe, je souhaite juste découvrir un peu plus de ce mec. Comprendre comment il arrive à passer d'un éclat de  rire à un visage fermé en quelques secondes. Une chose me tranquillise, il agit de la même façon avec son oncle. 

Après une nuit plutôt correcte, un petit déjeuner copieux, je suis prêt à partir. Prudent, j'ai préparé dans un petit sac quelques vêtements pour me changer si Brice me propose de l'aider. Je passe devant la maison sans m’y arrêter cette fois, et je m’engage franchement dans le chemin. Aucun bruit de masse n’accompagne mon entrée dans la cour herbeuse. Apparemment, je suis attendu, Brice est à la porte. 

— Je suis en retard, questionné-je ? 

— Non, non, je viens tout juste d’arriver de l’exploitation. J’ai embarqué un thermos de café. Tu m’accompagnes ?  propose-t-il en me dévoilant une table improvisée sur des tréteaux.

— Très volontiers. Pas de murs à abattre ce matin ? 

— Peut-être plus tard, je verrais. Une relation de Stéphane passe avec une remorque demain pour que j’y dépose mon merdier.

-— Ton oncle semble connaître tout le monde.

— Oh, je crois bien que c’est le cas. Il a toujours vécu ici et comme tu as pu le repérer, il est très bavard. 

— Et donc, toi tu ne vivais pas dans le coin ? dis-je abruptement afin d’obtenir des réponses sur ce fameux retour qu'il a évoqué la veille.

Je ne m’attendais pas à ce silence.en réponse. Ses mains serrées contre son torse me montrent à quel point ma question le perturbe. Je tends ma main vers lui pour tenter de l’apaiser mais d'un mouvement, il s'éloigne et me tourne le dos.

— Je vivais un peu plus haut dans le village. Mon père était différent de Stéphane. Venir chez mon oncle me soulageait. Et puis, cela n’a plus été suffisant. Alors je suis parti. 

—Tu as fugué ? 

— Non, les enfants fuguent, je n’en étais plus un.  Mon père refusait ce que j'étais. Supporter sa violence verbale, son dégoût à chaque fois qu'il me voyait  devenait impossible. Je ne voulais pas mêler mon oncle à cela. Il fallait que je parte. Trois ans sans donner un signe de vie. Je suis arrivé il y a peu de temps. 

— Et tu vas rester ? 

 — Cette maison fait partie de l’héritage de ma mère. Et je t’ai dit, j’ai des projets que je pourrais mener à bien ici avec Stéphane. J’ai été idiot de ne pas lui expliquer pourquoi je partais, j’avais peur qu'il se fâche avec mon père. Ces trois ans ont été une errance, lourde de conséquences. Je m’y suis perdu, j’en garde des marques indélébiles. 

Il ne se plaint pas, il se livre et j’ai des difficultés à contenir mon émotion. J’aimerai en découvrir plus sur cette période même si je suis conscient que ce qu'il me livre là est déjà incroyable. A l’instant où il me fait face, sa main remontant la manche de son pull, j’ai déjà compris ce qu'il va dévoiler.

 

À la coque ( le goût de la vie) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant