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(Corentin) 

L’arrivée de Stéphane et ses excuses joyeuses me permettent de sortir de cet étrange moment. La complicité entre l’oncle et le neveu  est chaleureuse et je me sens bien. Je n’ai jamais vécu cela, cette ambiance amicale mêlant rires et moqueries. Chez moi, les repas étaient silencieux et du coup, rapides. Après la naissance d’Éric, moins sage que moi, il y a eu des changements que je n’ai pas vraiment vus. A l’adolescence, j’avais vite réalisé que mes émois ne concernaient pas les filles. Loïc attirait toute mon attention mais je n’avais ni le courage de lui dire, et encore moins celui d’affronter les réactions des autres. Je restais donc en retrait jusqu'à l’obtention de mon bac. Mon seul objectif était de partir de la maison familiale, j’y mis toute mon énergie. 

Je me recentre sur la réalité alors que Stéphane nous fait pénétrer dans un jardin clos. Je suppose que c’est l’arrière de la maison. Mon imagination, naturellement fertile pourtant, n’aurait pas associée cette façade austère d'une maison de ville avec ce jardin luxuriant. Si un jour, je possède une maison j’aimerai profiter d’un lieu si apaisant. 

— C’est ici que je me détends, que je me ressource, commente Stéphane. Hélas, le temps me manque pour l’entretenir comme il le faudrait. Et mon dos apprécie moins de désherber qu’avant.

— Si vous voulez un peu d’aide, en me conseillant, je peux faire les tâches ingrates, proposé-je.

— Ton appartement n’a aucun espace vert ? 

— Non. Une très jolie véranda qui illumine la pièce de vie, c’est tout. Oh, je ne me plains pas, l’environnement est largement plus agréable que celui que j’avais précédemment, dis-je en souriant. Je ne suis pas une personne très active et une fois que la rentrée sera faite, le temps me manquera sûrement. Donc si vous avez besoin d’un tâcheron pendant deux mois n’hésitez pas ! C’est valable aussi pour toi, Brice. Je doute d’avoir ta force pour abattre les murs, mais je peux très bien gérer les voyages de brouette si tu veux ! 

Je n’obtiens qu'un sourire poli dont je me contente, puis il s’échappe pour prendre une douche. 

— Il n’est pas aussi bavard que moi, commente Stéphane. Après le repas, si tu as le temps, je te montrerai l’exploitation. 

Le repas est plus que bon, en effet. Les talents de Stéphane sont multiples. Très vite, cette complicité se remet en place. J’ai repéré le regard de l’oncle vers les bras couverts de Brice. Il ne fait pas loin de 25 degrés, la fenêtre ouverte permet de laisser entrer un filet d'air, et j’ai chaud. Comment supporte-t-il de rester les bras couverts ? Subitement, je me rappelle de sa précipitation à me tourner le dos tout à l’heure et son simulacre d’exhibition. A-t-il cherché à me faire fuir pour que je ne m’attarde pas sur des cicatrices ?

( Brice )

Je ne sais pas comment je vais réussir à gérer tout cela. Corentin a l’air de réellement apprécier la compagnie de Stéphane. Cela n’a rien de comparable à de la politesse. Il écoute, pose des questions,s'intéresse. La proposition de l’aider au jardin était sincère et Stéphane a sauté sur l’occasion, bien entendu. Mon oncle aime les gens, cela a toujours été ainsi. Je suis certain que l'instit va souvent être là. Cela ne me dérange pas plus que cela, il est plutôt sympa et je dois l’avouer plutôt agréable à regarder. Que penser de sa proposition ? Je ne l’imagine pas charriant des gravats, encore moins magner la masse. Regrette-t-il sa fuite ? Je crois que le moment de parler de mes cicatrices est arrivé. Y suis-je prêt ? Pas vraiment parce que je suis conscient que cela va faire de la peine à Stéphane. Pourtant continuer à lui cacher cette partie de ma vie serait comme si je n’avais pas  confiance en lui. Je lui en parlerai ce soir, lorsque Corentin sera parti. 

Après le jardin, nous nous dirigeons vers l’exploitation. Je ne sais pas vraiment pourquoi je suis le mouvement. Pourtant lorsque mon oncle est accaparé par un appel d'un client, tout naturellement je prends la relève. Corentin me fait l’effet d'un enfant qui découvre un univers inconnu. Heureusement, il n’a pas trop de mal pour reconnaître les animaux qu'il découvre mais lorsque je lui tends un lapin pour qu'il le tienne, son air affolé me fait éclater de rire.

— Tu sais que beaucoup de tes élèves sont sûrement plus hardis que toi ! Même si ce lapin a de belles dents, en général, il ne mord pas. 

— Ne te moque pas, tu veux ? J’ai toujours vécu en ville, moi. Montre- moi comment je dois le prendre, s'il te plait. 

— Je ne pense pas que ce soit une aptitude indispensable à un instit de savoir attraper un lapin. 

— Je sais bien. Il se trouve qu'une partie des élèves nouvellement inscrits viennent tous d'un environnement urbain. Ils n’ont sûrement jamais dû visiter un endroit comme ici. L’idée a germé quand le directeur m'en a parlé.  

— Attends, tu voudrais les faire venir ici ? Dans l’exploitation ?

— Cela me semblait être une bonne idée, non ?

— Très bonne. En fait, je n’en ai pas encore discuté avec Stéphane, mais j’ai un peu envie de promouvoir ce côté  de l’exploitation. Elle est à taille humaine. Seuls les lapins sont pour l’instant enfermés par faute d'une solution possible. Il a lancé cette aventure tout seul pour gagner de quoi compléter sa petite retraite. Le maire est plutôt dans cette ligne de pensée aussi. Je pense sérieusement qu'il y a un projet qui peut être construit. 

— Tu y introduis aussi les élèves ? 

— Bien entendu. Et la maison de retraite. La commune n’est pas gigantesque mais je suis persuadé que cela peut fonctionner. Peux-tu juste pour l’instant ne pas en parler à Stéphane. Je veux d’abord m’assurer que c’est possible et viable. Mon retour est récent, je ne veux pas tout gâcher.

— Ton retour ?

— C’est un peu compliqué à expliquer en quelques minutes et j’aimerai éviter que Stéphane entende. On peut se retrouver dans ma maison demain si tu veux, Stéphane est au Drive toute la matinée.

— Vers 9 heures ? 

— Parfait, cela me permettra de boucler en partie le boulot sur l’exploitation. 

À la coque ( le goût de la vie) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant