(Brice)
Stéphane a vite compris que j'accusais le coup. Je ne lui reproche rien, bien au contraire. Même s'il n'est pas responsable de cet héritage, je doute qu'il réalise complètement l'effet que cela a sur moi.
Sans avoir été malheureux, j'ai rarement eu l'impression d'avoir un chez moi. Mes parents n'étaient ni maltraitants, ni foncièrement bienveillants. Nous vivions ensemble sans réellement échanger quoi que ce soit. Mes premiers séjours chez mon oncle m'ont déroutés. Entendre leurs échanges, leurs plaisanteries m'invitaient dans un monde inconnu dans lequel j'aurai bien voulu vivre. Chez moi, les seuls bruits du quotidien étaient la télé, omniprésente, et les cris de mon père. Je réalise que j'aurai pu mettre fin à tout cela bien avant. Exprimer mon ressenti à mon oncle, même à Vivian aurait tout stoppé. L'adolescent puis l'adulte que j'étais ne l'avaient même pas envisagé. Chaque cri, chaque insulte avait fini par devenir un fardeau si lourd qu'une seule issue devenait possible.
(Stéphane )
J'ai pris mon repas seul ce soir. Il est parti voir la maison, sans me demander de l'accompagner et je n'ai pas osé le suivre. Cette maison lui a rappelé ses parents, et je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose. J'ai décalé l'heure du repas, puis je me suis décidé à dîner seul. Vers vingt-trois heures, je l'ai entendu rentrer, le bruit de la cafetière et puis le silence.
J'ai mis un peu de temps pour replonger et j'ai sursauté en entendant son hurlement. Le temps d'enfiler ma robe de chambre et j'étais derrière sa porte.— Éric, Éric, gémit-il.
Je l'entends pleurer, et je ne sais pas quoi faire. Est-ce que je prends la liberté d'entrer? C'est ce qu'il se passait lorsque cela lui arrivait il y a quelques années. Mais justement, derrière cette porte, ce n'est plus un ado, mais un adulte. Je ne sais rien de ce qu'il a vécu tout ce temps. Pas question de prendre le risque de fragiliser ce qu'il a décidé de m'offrir en revenant chez moi. Derrière la porte, le silence a repris sa place. Alors, même si je sais que le sommeil risque de ne pas revenir, je rejoins ma chambre.
Vers six heures, je décide de me lever, j'ai pris du retard sur l'exploitation. J'avale un café, prépare un morceau de pain et un bout de fromage pour un éventuel coup de barre. Bien en évidence sur la table, je laisse un mot l'informant de mon départ vers l'exploitation.
Des bruits sourds dans ce que je nomme ironiquement mon hangar me surprennent. J'y découvre Brice occupé à fixer le support roulettes à un des abreuvoirs.
—Tu t'es levé avec les poules ?
— Non, je crois qu'elles dormaient encore. Je n'ai pas voulu te réveiller, alors je suis venu bosser.
Je pourrais poser une fois de plus la question. Savoir s'il a décidé de rester, mais je me tais.
—Tu as besoin d'un coup de main ?
— Celui-ci est presque fini. Je finirai les autres plus tard. Si j'ai bien assimilé ta proposition, ma présence à tes côtés te soulagera. C'est donc moi qui vais t'aider. Es-tu certain que tu ne vas pas regretter ?
— Je ne pense pas, non. Tu verras, je suis un vieux bougon par moments. Exigeant, parfois maniaque...
—Tu tentes de me décourager, là ? se moque-t-il. Sans vouloir être prétentieux, ces dernières années, j'ai beaucoup plus travaillé dans des emplois manuels qu' intellectuels. J'ai appris à écouter les conseils et à contrôler mes mouvements d'humeur.
— Je crois que nous allons faire une bonne équipe. Je vais faire en sorte de te dégager du temps pour que tu puisses travailler pour ta maison. Viens, je n'ai pas fini la visite l'autre jour. Tu vas devoir aussi apprendre dans ce secteur. Pour pouvoir vendre au Drive, il faut répondre à certaines normes d'hygiène. J'ai dû construire un labo.
— Tu veux dire plus d'abattage à l'ancienne ? Du sang qui gicle contre les murs ? dit-il en roulant des yeux.
Je rigole à ses âneries.
— Je me suis un peu précipité pour être honnête. J'avais peur d'être embêté avec ça. Et puis je n'avais aucune idée sur la quantité de bêtes que je vendrai. J'ai débuté depuis un peu plus de dix-huit mois.
Tout en discutant, nous sommes arrivés à destination. Lorsque Brice lève les yeux vers moi, je ne peux que remarquer ses cernes. Et lui, les miennes. Pourtant, nous adoptons tous les deux la même attitude en n'en parlant pas.
Juste à l'entrée du labo, je me suis contenté d'installer un ancien paravent derrière lequel je me déshabille. Ainsi, je peux poser mon pantalon et mon pull avant de revêtir les vêtements appropriés pour pénétrer dans le labo. Je surprends le regard de mon neveu. Pas affolé mais, de toute évidence, désireux d'échapper à la situation. Et je revois sa précipitation à remonter ses manches, ses ruses pour ne pas rester en tee-shirt. Avant qu'il se trouve obligé d'inventer une nouvelle excuse, je le devance.— Ce matin, je n'ai qu'un canard et une poule à préparer, précisé-je en essayant de prendre le ton le plus banal possible. En gros, il va me falloir moins de temps pour le faire que celui pris pour nous équiper tous les deux. Si tu veux, tu rentres à la maison et tu prépares le café. Je suis là dans un quart d'heure.
— J'avoue que l'idée du café me tente pas mal. Avec une ou deux tartines, me propose-t-il visiblement soulagé.
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À la coque ( le goût de la vie)
RomanceLorsqu'un matin, Brice débarque chez son oncle Stéphane dans une petite commune du Sud-Ouest, c'est un événement. En effet , le jeune homme a disparu depuis plus de trois ans sans aucune explication. La parenté mais surtout une relation amicale, d...