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# Flashback 7

J’ai accepté de sortir de ma chambre à mes conditions. Inutile d’espérer que je parle avec qui que ce soit. Je n’ai pas demandé à être aidé. Anthony est têtu. Parfait, moi aussi. 

Le parc est gigantesque, j’y trouve toujours un endroit assez isolé pour que personne ne soit tenté de venir engager la conversation. Le moment des repas est plus complexe. Ma tentative de négocier le fait de manger dans ma chambre a échoué. Non, c’est un mensonge. Cela a été du donnant donnant. J’évite certaines activités de groupe mais je mange avec les autres. Armand se charge d’être mon ombre.

Que dire de ce mec ?

J’ai pensé qu'il était infirmier chargé de veiller à ce qu'il ne me vienne pas l’idée de me foutre en l’air. Sa façon de me coller au train m’exaspérait jusqu’ à ce que je réalise qu'en fait, l'éducateur spécialisé était un rempart contre les autres. Pendant des années, j’avais retourné mon impuissance, ma rage contre moi. Me mutiler était en quelque sorte une façon de combattre sans affronter la réalité. Face au rejet de mon père, je n’avais pas opposé ma colère. Je n’avais pas accepté pour autant mais sans me révolter. M’imposer cette souffrance, laisser des marques sur mon corps me permettait d’expulser cette colère, d’être vivant. Lorsque j’avais décidé de partir, même après la défection de Clovis, je n’avais plus ressenti ce besoin quasi viscéral de me mutiler et ce jusqu'à ce que mon chemin croise celui d'Éric. 

Petit à petit, j’ai accepté l’homme qui se cachait derrière l’ombre. Quelques mots lâchés, puis quelques phrases qui me faisaient du bien. J’ai accepté le fait que je devais travailler pendant ces deux années. Armand m’a proposé de le suivre dans une structure plus adaptée. Le fait qu’elle soit située en France a nettement influencé ma décision.

Nos discussions lui avaient fait découvrir le Brice que je dissimulais tant bien que mal. Mes cris et coups de gueule n’avaient rien d'agressifs, ils étaient plus le signe d’une continuelle volonté de ne pas me retrouver confronter aux autres. 

[...]

La pièce n’est pas tellement différente de celle du dernier établissement. Ni grande ni petite. Un lit, une table. Et une fenêtre qui s’ouvre. Cela m’a fait rire quand Armand m’a expliqué en quoi c'était important. Je n’ai jamais pensé à la possibilité de l’ouvrir pour un geste si définitif.

Dehors, pas de parc avec des mecs qui laissent passer le temps. Non, ici les malades sont actifs. Il ne s’agit pas de ce genre d’atelier pour occuper les mains et apaiser les esprits. Il est proposé de véritables boulots dans des cadres particuliers, avec des horaires aménagés. L’intérêt n’est pas d’abrutir mais de reconstruire. Réapprendre à vivre, à gérer des contraintes. Je ne me sentais pas concerné. Je n’étais ni un drogué, ni un alcoolique. Il m’a fallu plusieurs mois pour accepter que mes manques personnels  m’entraînaient avec plus ou moins de forces vers des mutilations.

[...]

— Brice, viens manger ! Si tu ne laisses pas ces satanées volailles, je vais faire un carnage !  s'énerve Steve. 

Je soupire et sort de l’enclos. J’ai parfois des difficultés à faire la part des choses. Toujours cette volonté de m’isoler de mes congénères. Les animaux ne jugent pas, n’exigent rien. Je rejoins la salle de restauration. Nous sommes à peine une vingtaine à en profiter permettant à un groupe de travailler dans ce secteur. Encore une séance avec Armand qui a été houleuse. Impossible d’envisager de travailler dans le secteur restauration tout en refusant de m’expliquer sur les vraies raisons. Le travail de résilience prend du temps. 

[...]

Au fil des jours, le visage d’Éric s’efface. Je commence à accepter que je ne sois  pas le seul responsable de sa mort. Steve me félicite du travail accompli mais Armand ne lâche rien.  Pour lui, Éric n’est qu'une partie du problème. Il me pousse dans l’idée d’affronter mon père, acte que je rejette avec force lui maintenant que cela n’a aucune importance. 

Pourtant, au fond de moi, je sais qu'il a raison. J’ai fui sans lui dire ce que j’avais sur le cœur. J’ai courbé l'échine le laissant me rabaisser car il s’oppose à ce que je suis. Après une nuit à gamberger, je me retrouve face à la porte du bureau d’Armand. Il redresse la tête et sourit, satisfait.

— Entre et ferme la porte, Brice. 

C’est une des particularités d’Armand. Lorsque la porte de son bureau est fermée, inutile d'y frapper, il est avec quelqu'un à l'intérieur. Le reste du temps, celle-ci est ouverte. J’ai rarement franchi cette étape, préférant les discussions à l’extérieur. 

— Tu as raison, faut que je l’affronte, asséné-je d'une voix plus forte que j’avais prévu.

— Heureux que tes réflexions aboutissent au même raisonnement que moi. Veux-tu que l'on fasse le nécessaire au plus vite ? 

Ses mots provoquent une brève panique, je ne m’attendais pas à une action immédiate. Je ne réponds pas, je suis comme tétanisé. 

— Brice ? Pour pouvoir organiser une rencontre, tu dois me donner l’adresse de ton père. Cela serait peut-être plus facile dans un lieu neutre, qu’en penses-tu ? 

Mes pensées s’ entrechoquent. Je n’ai pas poussé le raisonnement jusque là. Je suis effrayé rien qu'à l'idée d’imaginer mon père face à moi. Mes mains viennent immédiatement frotter mes avants-bras, je perds pied.

— Brice, regarde-moi, demande Armand. 

Il s’est déplacé jusqu'à ma chaise, et il s'est accroupi devant moi. 

— Brice ? insiste-t-il. Je vais t’aider. Steve aussi. Nous allons préparer ensemble cette rencontre. 

— J’y arriverais pas. Rien que l’idée me fait flancher. 

— Tu n’es pas le seul à réagir ainsi. Tu as compris que c’est nécessaire pour que tu reprennes ta vie en mains. On ne te lâchera pas. 

[...]

Et nous avons discuté, j’ai donné mes ressentis, dans les larmes, les cris. Armand et Steve me poussaient dans mes retranchements. Les nuits étaient lourdes, plus que certaines journées. Et puis, un matin, je me suis senti prêt à l’affronter. 

J’ai rejoint Armand. Je voulais passer cet appel ou mieux encore, me rendre sur place en sa compagnie. Sa mine sombre m’a fauché. Une fois encore, la dernière fois, mon père me faisait faux bond. Mort. Ce fumier était mort.

À la coque ( le goût de la vie) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant