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(Brice) 

Stéphane est très loin d'être idiot. J'ai entendu sa respiration derrière ma porte cette nuit. C’est fort probable que j’ai crié ou gémit. Depuis mon arrivée, je sens régulièrement sa présence de l’autre côté du montant.

Est-il inquiet ? Craint-il que je parte à nouveau ?

Il lui suffirait de pousser la porte, il l’a fait tant de fois. Je pense qu’il ne veut pas me forcer à parler. Par peur de ce que cela pourrait déclencher. Alors, tout comme moi, il emploie la stratégie d’évitement. 

Les volailles qu'il tue sont pour des clients. Peut-être pourrais- je faire un effort et l'accompagner au Drive ? Certains seront curieux, c’est normal. Je pense être capable de gérer cela. 

— Cette odeur de pain grillé et de café m’ouvre l’appétit, lâche Stéphane avec un sourire jusqu’aux oreilles. J’ai pris un peu d’avance, les glacières sont prêtes. 

— Tu vas au Drive ? 

— Oui. Il me faut d’abord déposer des œufs et des poulets à la maison de retraite. 

— Je peux venir avec toi ? 

Il lève la tête de son bol de café, et ses yeux brillent de bonheur. 

— Décidé à affronter les regards ? 

— Prêt à me défendre bec et ongles ? réponds-je au tac au tac.

— Face à quelques mamies en déambulateur, je pense être à la hauteur du défi, conclue-t-il avec humour. 

Pendant que Stéphane ramasse les derniers oeufs, je continue de charger le coffre de l’utilitaire, puis m’installe sur le siège passager.

Même si j'ai vécu ici, je ne suis pas certain de m’y retrouver. Il me suffira pour les prochaines fois de faire fonctionner ma mémoire photographique. Stéphane ferme le hayon et s’installe derrière le volant, le téléphone à l’oreille.

— Je ne suis pas encore sénile, Francis, réplique-t-il à son interlocuteur. Un appel hier soir, un SMS ce matin, j’ai compris. Ta poule et ton canard sont dans la glacière. Ne passe pas avant trois bons quart d'heure, je m’arrête à la maison de retraite avant de venir.

Il raccroche, pose son téléphone et me parle de Francis, puis d'un autre me baignant sous un flot de paroles. Je ne ressens aucune   lassitude, j’en ai soupé de la solitude.

( Corentin ) 

Je sors du rendez-vous avec le directeur et aussi  maître des écoles  avec la classe des plus grands. Le but de la rencontre était plus de me parler du profil de ma classe que de discuter de mes méthodes de travail. J’imagine qu'il a dû avoir mon dossier en mains, et juger de mes capacités. Je n’ai jamais eu l’occasion de gérer une classe sur une année. Mon remplacement le plus long a été de deux mois, avec des vacances scolaires au milieu. Certains de mes collègues considèrent que cela m’handicape. Je crois, personnellement, que c’est plus un atout. Savoir s’adapter à des classes, à des équipes pédagogiques et environnements différents demandent de l'organisation et une constante remise en question. J’ai eu une sacrée surprise en découvrant le nombre d’élèves dans ma classe. J'ai même fait répéter mon collègue. Ce chiffre de vingt-cinq me donne des perspectives de travail incroyables. Surtout que cerise sur le gâteau, la moitié de ces  gamins atterrissent tout droit d'une de ces banlieues défavorisée. Pujas, le maire, toujours dans l’optique de dynamiser la commune, est l’instigateur de la création du lotissement. Avec un double effet, l’arrivée de famille avec des enfants pour mettre fin aux fermetures de classes redoutées et à des nouveaux consommateurs dans les derniers commerces de la commune. 

J’ai quelques idées qui germent sur des projets à mettre en place. Je ne pensais pas ressentir de nouveau ce genre d’élan. 

(Stephane)

L’arrêt à la maison de retraite a été bref. Ce n’est pas toujours le cas, loin de là.  La première année, rien n’était vraiment organisé pour les occuper. Aussi, les plus valides se traînaient dans la grande pièce histoire de trouver des oreilles attentives. Cette année, le recrutement d'une jeune animatrice permet de mettre en place quelques activités. 

— Seuls les moins valides sont là, le mardi matin, expliqué-je à Brice visiblement surpris du calme. Magalie  propose une séance de gymnastique aux autres. 

— C’est récent cette maison de retraite ? 

— Comme pas mal d’améliorations au sein de la commune. Le problème est le même qu’en ville, tu sais. Pas mal de personnes âgées ne peuvent plus se gérer seules, les enfants résident là où ils trouvent  du travail.  Regrouper plusieurs communes permet de dégager des financements plus facilement. Nous avions des bâtiments et un médecin, l’autre commune du personnel mais plus de lieux adaptés.  Nous avons fusionné  tout ça. 

— Nous, c’est qui ?

— Ceux qui ne veulent pas que notre commune devienne un désert. Le maire et son équipe municipale sont dynamiques, il n’a pas été difficile d’adhérer à des projets pour éviter le désastre. Lotissement, école, maison de retraite, Drive, tout ceci contribue à faire vivre Saint Martin. 

Brice n'a fait aucun commentaire à la découverte du Drive. Il m’a juste aidé pour l’installation. Les premiers clients sont arrivés. Le système de commande n’est pas complexe, et Brice a très vite pu s’en charger seul. Pour gagner du temps, pour chaque commande que je prends par téléphone ou par internet, je note précisément le nom du client, la date, la nature de la commande et un numéro. Cela peut paraître un peu excessif, voire maniaque, mais j’ai rarement eu à gérer  des erreurs. Pour la prise de commande, c’est plus complexe. Il y arrivera vite dès qu'il aura maîtrisé le rythme de naissance des différentes espèces. J’ai surpris quelques regards curieux mais personne n’a posé de questions précises le concernant. Je n’avais pas eu l’occasion de dire à qui que ce soit que le fils d’Antoine était revenu. 

— Bonjour, Stéphane, dit quelqu'un en me faisant sursauter. 

— Tiens, l’instituteur. Bonjour. Excuse-moi, j'étais dans mes pensées.

— J’ai vu cela. Je me posais une question. Vous ne vendez pas des demi-poulets ? 

Il était là, face à moi, avec un léger sourire et l’idée a fusé d'un coup.

— Non. Tu en as mangé toute la semaine, c’est cela ?

— Exactement, admet-il avec une légère grimace.

— Si tu veux changer de menu, je t’invite à partager notre repas demain. 





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