( Brice )
Si je m'autorise à faire un bilan de ma journée, je ne peux qu'avouer qu'elle a été géniale. Cette sensation d'être chez moi, comme cela a toujours été le cas dans cette maison. Travailler avec Stéphane m'a fait plaisir, celui-ci malgré ses presque soixante ans est encore très efficace. Il n'est pas rentré dans les détails mais j’ai l'impression qu'il y a un conflit avec son fils, Vivian. Pas question que je l’interroge à ce sujet, je lui cache trop de choses pour exiger de lui des confidences.
— J’ai un peu trop dormi, s’excuse-t-il. Je dois accélérer le mouvement. Dans trois quart d’heure, je dois être au Drive, il faut que je prépare mes glacières.
— Tu as besoin d'un coup de main ?
— C’est comme tu veux. Le boulot n’a rien de physique. As-tu envie de venir avec moi ?
Je ne m’attendais pas à cette proposition. Même si ma curiosité, elle, crève d’envie de le suivre. Moi, je suis très loin d’être prêt à me retrouver confronté aux autres. Je n’ai pas encore pris de décision pour les journées à venir.
— Et me retrouver la cible de tous les commérages du secteur ? Je ne pense pas être prêt.
— Et rester dans le coin, tu y songes ?
Et voilà la question ! J’espérais qu’elle pourrait attendre encore un jour ou deux. Le temps de savoir quoi y répondre.
— Tu en penses quoi, toi ? Tu penses que je peux rester ?
Son regard s’éclaire mais pas complètement. Il sait que j’esquive.
— Tu sais bien que tu peux rester. Viens, je te montre la machine à laver. Le fil à linge n’a pas changé de place.
Je le suis sans rien dire. Je l’écoute m’expliquer comment fonctionne la machine. Je vois que ma non-réponse lui fait de la peine, le blesse peut-être.
— Tonton…
— Je crois qu’à ton âge, tu peux m’appeler Stéphane. Tu as le temps pour décider, Brice. Je veux juste être sûr que tu ne vas pas disparaître à nouveau.
— Je ne ferais pas cela, promis.
(Stéphane )
Suis-je rassuré ? Pas complètement. J'espérais au fond de moi une réponse plus précise. Je ne veux le brusquer en rien. Pas question d'être responsable à mon tour de sa fuite. Même si je me doute qu'il n'est pas resté si éloigné sans une raison importante.
Toutes ses pensées m'accompagnent pendant que je prépare les glacières. Je n'ai pas besoin de concentration, depuis deux ans, les gestes sont devenus automatiques. Le parking du Drive est loin d’être bondé, je vais avoir le temps d’installer la marchandise.
Une glacière dans chaque main, un mouvement du coude sur la poignée pour ouvrir la porte, la technique est rodée. J’aime cet endroit qui me permet deux fois par semaine de rencontrer du monde.
Saint- Martin est une petite commune où les distractions sont loin d’être nombreuses. La population vieillissante a été rajeunie depuis la création d'un nouveau lotissement. Notre nouveau maire, dynamique, a bataillé pour l’obtenir et sauver la petite école. Cela a provoqué une sorte de dynamisme qui a débouché sur l’installation de ce Drive. La clientèle y est diversifiée et fidèle. Cela ressemble à un marché où se retrouvent différents marchands pas forcément bio mais soucieux malgré tout de certaines pratiques. Comme dans beaucoup de communes à la campagne, mal desservies, les commerces ferment les uns à la suite des autres. Le maintien de l’école et de la petite maison de retraite permet de maintenir le cap. L’ouverture du Drive apporte une nouvelle option, un souffle d’air pour des petites exploitations comme la mienne. Les stands autour de moi sont déjà achalandés. Nous sommes peu de producteurs de la commune mais nous en accueillons volontiers des villages et communes alentour. Actuellement nous sommes six à être présents à chaque ouverture, et six autres à intervenir de façon plus occasionnelle. Nous sommes tous conscients qu'aucun de nous ne peut vivre avec ce qu'il reçoit au final mais le nombre de clients progresse semaine après semaine. L'effet bouche à oreille fonctionne bien. Il faut dire que chacun de nous met tout en œuvre pour cela. Comme Loïc Pujas, le maire, qui justement traverse d'un bon pas le parking accompagné d'un homme que je ne connais pas. En voilà un qui ne rate pas une seule occasion de vanter les lieux.
— Bonjour Stéphane. Je voulais te présenter Monsieur Ramier, le nouvel instituteur. Enfin maître des écoles, faut-il dire maintenant.
— Bonjour. Je viens de prendre possession de mon logement, et monsieur le maire a décidé de me montrer les lieux importants de Saint Martin.
— Si vous aimez manger, c’est l’endroit idéal.
— Vous voyez que je disais vrai. Stéphane vend des œufs, et de la volaille.
—Et des lapins. Loic oublie toujours les lapins, précisé-je le doigt en l’air.
L’éclat de rire, inattendu, me plait bien. Et pendant que le maire en profite pour saluer les autres vendeurs, je discute un peu avec le nouveau venu.
— Donc vous venez rejoindre la maigre équipe enseignante de notre petite commune ?
— Oui. Je cherchais un poste loin des grandes villes, me répond-il poliment. Loin des classes surchargées de la région Bordelaise où même dans les petites sections, l'apprentissage ne peut pas être réellement pratiqué.
— Je crois qu'ici vous allez être heureux !
(Corentin )
Je ne demandais qu'à être heureux, moi. Tout s'était précipité en très peu de temps. Mon médecin m’en sentait capable, moi un peu moins.
L'année précédente avait été plus que compliquée pour ma famille. Mon poste de remplaçant de l'Education Nationale m’avait donné la possibilité de prendre un arrêt pour veiller sur mes parents.
La perte de leur plus jeune fils, mon frère, nous a tous mis à mal. Entre lui et moi, presque cinq ans de différence. Se croiser lors de quelques repas de famille sans réelles possibilités de discuter, sans peut-être même l'envie de le faire, ne nous avait jamais permis de parler beaucoup. Le jour où ma mère, hurlant sa peine au téléphone m'avait annoncé son décès, j'avais découvert pas mal d'informations que ma famille me dissimulait. Par exemple, qu'il avait mis les voiles à sa majorité "pour vivre avant de travailler jusqu'à la fin de ses jours". Je ne sais pas ce que cela représentait pour lui, nos parents n'ont pas été très bavards sur le sujet non plus, dévastés par le chagrin.
Incapables de gérer les funérailles, j'avais dû m'en charger. Son décès, en Angleterre, nécessitait un rapatriement. Je m’étais donc rendu sur place, et y avait découvert qu'il était mort d'une overdose. Je m’étais senti incapable de donner cette information à mes parents, comment auraient-ils réagi en l’apprenant. Je pretextais un problème administratif et m’appuyait sur la volonté exprimée depuis toujours par Éric d’être incinéré. Je savais que je m’en voudrais un jour pour ce mensonge mais ils me laissèrent les représenter à la cérémonie. En rentrant, j’avais sombré dans une longue dépression. J’en sortais progressivement, à mon rythme.
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À la coque ( le goût de la vie)
Storie d'amoreLorsqu'un matin, Brice débarque chez son oncle Stéphane dans une petite commune du Sud-Ouest, c'est un événement. En effet , le jeune homme a disparu depuis plus de trois ans sans aucune explication. La parenté mais surtout une relation amicale, d...