(Armand)
L'installation sur la place passager a été délicate, Brice tenait à peine sur ses jambes tant il tremblait. J'ai aussitôt poussé le chauffage même si je me doutais que c'était plus psychique qu'autre chose. Ce qui m'inquiétait le plus était son silence. Lorsque Brice reste silencieux, cela signifie que son esprit travaille. Habité par un feu qui dévore tout sur son passage, prêt à se détruire lui-même plutôt que blesser quelqu'un d’autre. L’avantage du Centre est la proximité. La structure est faite pour cela. Le but est d’éviter le côté hospitalier d'un centre psychiatrique. Parce que tous ceux qui sont là ont souffert longtemps. Ces hommes, le Centre n’est pas mixte, sont fragilisés, presque toujours en équilibre. Je ne suis même pas certain qu'un seul d’entre eux soit un jour réellement guéri.
Lorsque j’ai découvert Brice, pendant un de mes stages en psychiatrie, j’ai tout de suite compris que le Centre pouvait l’aider à se reconstruire. Il s'isolait des autres, se fermait sur lui-même. Ma position privilégiée d’observateur m’a permis de repérer des troubles que je connais bien. Certes, il n’avait à purger ni drogues ni alcool de son corps mais le besoin de se mutiler était tout aussi pernicieux. Cela nécessitait des soins qu'il n’obtiendrait pas dans ce lieu. Mon objectif était clair : le décider à accepter de me suivre en France.
C’était il y a plus d'un an. Nos pensionnaires ne sont pas internés de force, cela ne servirait à rien. Pour autant, nous ne décidons pas seuls d'une sortie. Le patient, majeur, est partie prenante bien entendu mais il est important d’avoir l’avis de ceux qui le côtoient au quotidien. Concernant Brice, l’avis positif a été majoritaire. J’ai été le seul à poser une condition. Je souhaitais un appel hebdomadaire avec moi. Brice ne s'y est pas opposé, j’ai même eu la nette impression que cela le rassurait. Depuis son départ, il m’a contacté deux fois. La veille de la rencontre avec son oncle, sa voix était faible, tremblante tellement il angoissait. J’ai hésité à déroger au règlement afin de prendre à mon tour des nouvelles. Lors du deuxième appel, sa voix était enjouée. Il parlait de projet, devait parler d’Éric avec son oncle. Est-ce que cette confidence est la cause de son état ?
Je jette un œil sur ma droite, il tremble moins. L'habitacle réchauffé ne peut que lui faire du bien.
— Nous sommes arrivés, Brice. Steve s’est chargé de l’administratif, nous n’avons plus qu'à rejoindre les chambres.
— Je ne veux pas rester seul, gémit-il. Toutes les images vont revenir…
— Je vais rester avec toi. Et dès que tu seras prêt, tu m’expliqueras.
—Je croyais vraiment que tout allait bien se passer, chuchote-t-il.
—Tu avais l’air heureux au téléphone. Est-ce que ton oncle...
— Non, non. Stéphane n’a rien à voir là-dedans, il va être si déçu de mon départ... mais je n’arriverai pas à le regarder en face à face. Cela m’a déjà été si difficile de lui parler d’Éric, de juste l’évoquer. Mais là, cela change la donne. Il aime trop Corentin. Ils seront deux à me juger…
— Corentin ?
Ma question a déclenché une nouvelle série de tremblements. Plus grave encore, il fait un geste qu'hélas je connais que trop bien. Je sais qu'il ne le réalise même pas. Il se frotte avec force ses poignets mutilés. Qui que soit ce Corentin, cela le met à mal.
— Brice ? Allons à l’intérieur. Nous serons plus à l’aise et j’ai besoin d’avaler un café.
Il lève la tête vers moi. Aucune rébellion dans le regard, il se laisse porter. Cela prendra peut-être plus que la nuit mais je sais qu'il finira par se confier.
J’ai deux options, très différentes. Brice est épuisé, je peux l’installer sur le lit et le laisser sombrer dans le sommeil. Je resterai à le veiller en sifflant café sur café jusqu’au petit matin. L’autre solution me semble plus à même de donner des résultats. Brice, malgré l’épuisement mental, a les yeux ouverts. Les images dont il a parlé, celles qui l'effrayent au plus haut point, ne peuvent venir que de son plus grand traumatisme. Peut-être que j’ai été trop optimiste, qu'il n’était pas prêt à affronter sa famille. Dans ma tête, je feuillete mentalement, page après page, son dossier. Aucun Corentin dans sa famille, j’en suis certain. La mémoire photographique est quasi indispensable dans mon métier.
Les deux tasses de café posées sur la table, je me concentre sur Brice. Ses mains continuent de frotter ses avants bras avec moins de force.— Bois ton café, Brice. Il va te réchauffer. J’y ai ajouté un sucre en plus, je suppose que ton dernier repas est loin.
Ma voix ferme, directive doit déclencher chez lui, une réaction. S’il se redresse et obéit à ce qui ressemble à un ordre, cela prouvera que j'ai toute son attention. J'attrape ma tasse et je bois. Sa main droite s'enroule autour de l’autre tasse, la gauche la rejoint pour calmer le tremblement.
— Parle-moi de ce Corentin, Brice.
Mon ton est ferme une fois encore, je ne pose pas une question, j’exige une réponse. Je le vois clairement frissonner. Je dois attendre, lui offrir la possibilité de parler. Tout dans sa façon de se tenir m’éclaire, il est prêt.
— Tu n’as aucune chance de le deviner, c’est certain, réplique-t-il, amer. Parce que je suis quelqu'un de fabuleusement chanceux, tu vois. Je rencontre un mec un peu plus âgé que moi. Un homo qui plus est et qui ne semble pas avoir envie de me fuir malgré les putains de casseroles que je traîne.
— Tu t’es confié à lui ?
— Ah ah oui, j’ai fait cela, figure-toi ! Il a assez vite compris ce que je camouflais sous mes longues manches. Il m’a aidé à trouver le courage de parler de mon projet à Stéphane, et même de ces putains de traits que j'adore me graver dans la peau.
Son regard devient noir. Je connais ce Brice là, celui qui se déteste au point de vouloir se détruire. Je ne commente pas, il doit aller jusqu’au bout.
— Je crois que je commençais même à ressentir des trucs pour lui. A me sentir bien à ses côtés. Seulement, il n’est pas pour moi. Pas question de lui faire du mal.
— Pourquoi lui ferais-tu du mal, Brice ?
Je le fixe. Sa façon de présenter l’information, comme une bonne blague, cache une énorme douleur. Je dois lui laisser aller jusqu’au bout.
— Tu vas très vite comprendre la raison, Armand. Ouvre grand tes oreilles, tu vas rire ! Corentin est le grand frère d'Éric, lâche-t-il, debout face à moi.
Il éclate en sanglots bruyants, se retourne et martèle le mur de ses poings.
Je le ceinture pour le calmer. Il s'effondre dans mes bras, épuisé. Je le guide jusqu'à son lit où je l'aide à s'installer. Je détiens l’information la plus importante, ma nuit va être chargée.Je tape un long texto à Steve. Lorsque j’aurai les infos demandées, je pourrais agir.
(Brice)
Je ne reconnais pas le lieu où je suis mais découvrir Armand sur la chaise me remet immédiatement les idées en place.
— Bonjour Brice. Je t'offre un café, Steve arrive avec du ravitaillement solide.
— Bonjour. Pourquoi n'allons-nous pas au Centre ? demandé-je déstabilisé.
— Je crois que tu connais la réponse à cette question. Tu n’as pas pris la fuite, tu nous as appelé à l'aide, Brice. Nous sommes venus pour cette raison. Te ramener au Centre ne ferait que reculer le problème. Il me semble qu’au contraire, tu aimerais le résoudre.
—As-tu écouté ce que je t’ai dit ? C’est le frère d'Éric. Tu sais, celui que j’ai tué. Il n’y a rien à résoudre. Personne ne peut pardonner ce que j’ai fait.
—Tu n'es pas responsable de ce qu'il faisait. Lui seul se droguait. Lui seul utilisait son corps pour payer sa dose. Tu as essayé de l'aider. Tu ne l'as pas tué.
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À la coque ( le goût de la vie)
RomanceLorsqu'un matin, Brice débarque chez son oncle Stéphane dans une petite commune du Sud-Ouest, c'est un événement. En effet , le jeune homme a disparu depuis plus de trois ans sans aucune explication. La parenté mais surtout une relation amicale, d...