Le Breakfast Club du mercredi après-midi

503 90 4
                                    

— T'as pas l'air de très bonne humeur, observe Charlotte quand on se retrouve sur le chemin de l'école.
— C'est exactement ce que je lui ai dit tout à l'heure, lui dit Victor en aparté. Eh ben figure-toi qu'elle avait quand même l'air de meilleure avant que je lui fasse remarquer.
Je lève les yeux au ciel en continuant à avancer. Ce qui n'est pas foncièrement une bonne idée. Avec mes lunettes rafistolées à la va-vite, je vois trouble et mon pas dévie dangereusement sur le côté. Bon sang, il me faut de nouvelles lunettes. Ou des lentilles de contact. Oui, voilà. Ça résoudrait tous mes problèmes. Enfin, pas tous, mais je crois que j'ai déjà pris assez de murs ces derniers jours.
— Quelque chose dont tu as envie de parler ? demande Charlotte, qui s'est judicieusement placée entre les buissons et moi.
Victor vient se poster de l'autre côté. Je suis bien entourée. Je ne sais pas si je dois être reconnaissante ou vexée.
— Pas pour l'instant.
Je ne sais pas vraiment ce que je pourrais leur dire. Hé, au fait, ma mère est super louche, c'est sûrement à cause d'elle que je vois la mort des gens quand je les touche, oh et elle a aussi plus que certainement un lien direct avec le meurtre de M. Martin. On va manger une glace ?
Je secoue la tête, l'esprit ailleurs. À ce stade, ça ne sert à rien de leur en parler. Je le ferai. Disons, quand j'en saurai un peu plus et que ça sera utile qu'ils en sachent plus. Et uniquement si ça ne les met pas en danger.
On chemine en silence jusqu'à l'école. Elle est déserte, à cette heure-ci. Elle me fait l'effet d'une maison hantée en plein jour. Dans le sens où elle a l'air absolument normale, mais qu'y rentrer me file une pétoche d'enfer pour une raison qui dépasse mon entendement. Je n'arrive pas à chasser de mon esprit que, selon Milo, il va se repasser quelque chose.
Je tente d'oublier mes idées moroses en entrant dans le périmètre. On est collés dans notre salle de classe et maman m'a dit tout à l'heure que c'était elle qui nous surveillerait. Ça n'a pas aidé mon humeur de plus en plus pessimiste et, quand elle a proposé de me conduire à l'école, j'ai refusé catégoriquement. Je sais qu'elle veut me protéger, mais je n'arrive pas à me sortir de la tête qu'on est plus en danger ensemble que séparément. Ce qui est étrange, dans la mesure où, dans ma vision de sa mort, je la retrouve, ce qui signifie donc qu'on n'était pas toutes les deux au moment où il lui arrive quelque chose.
Quand on entre dans le hall, je suis surprise de voir Emmalou discuter avec Milo et Caroline vers la salle de classe.
— Allez-y déjà, je dis à Charlotte et Victor. Il faut que j'aille latriner.
— Hein ? demande Victor.
— Il faut que je passe aux latrines.
— Aux quoi ?
— Aux gogues ?
Victor secoue la tête.
— Elle va aux toilettes, lui explique Charlotte en l'attrapant par le bras pour continuer à avancer.
— Et pour une fois, j'aimerais y aller seule.
Mon regard dévie bien malgré moi sur Milo, qui m'adresse un sourire contrit. C'est moi ou il a presque l'air gêné ?
Non, c'est moi. Définitivement moi. C'est juste son demi-sourire habituel et moi qui perds la tête.
J'entre dans les toilettes du rez-de-chaussée, vais faire la petite commission et tire la chasse. Lorsque je ressors de la cabine, je n'ai pas le temps de comprendre ce qui se passe. Je suis violemment poussée de côté contre la paroi par un éclair fuchsia, et j'entends mes lunettes craquer. Emmalou rigole, Caroline pouffe. C'est une blague ? Je ne les ai même pas entendues arriver, sûrement à cause de cette fichue chasse d'eau.
— Tu sais, commence Emmalou d'un petit ton dégagé et dégoulinant de fausses bonnes intentions, te foutre d'un avertissement, c'est déjà pas malin, mais nous faire coller parce que tu vas pleurer chez maman ? La vie de ma mère, ça passe pas.
En redressant mes lunettes, je remarque qu'elle est appuyée contre le mur et qu'elle parle tout tranquillement en se curant les ongles. Elle se prend pour un parrain de la drogue, ou quoi ?
— Je dois m'attendre à retrouver une tête de cheval dans mon lit demain matin, c'est ça ?
— Hein ? fait Caroline, dont le haut rose pétant est une véritable insulte visuelle.
Je suis presque tentée de la remercier d'avoir cassé mes lunettes pour m'épargner ça. Qui porte du fuchsia, sérieusement ? Même Barbara Cartland ne s'y serait pas frottée.
— Laisse tomber.
— Toi, laisse tomber, reprend tout aussi calmement Emmalou. Tu vas regretter ce que tu as fait. Ta dernière année ici va être un enfer.
— Quelle différence avec toutes les autres ?
Elle n'a pas dû être livrée avec le module sarcasme, car ma réponse lui glisse totalement dessus.
— Ne t'approche plus du nouveau, conclut-elle avant de se redresser du mur et de lisser sa jupe aussi noire que son âme.
Je suis peut-être un peu mélodramatique, mais je commence à en avoir sacrément marre qu'on me pousse contre des murs. J'arrive parfaitement à les percuter toute seule, merci bien.
— Tu n'auras pas de troisième avertissement, ajoute Caroline en s'avançant vers moi.
Et là, cette espèce de raclure de bidet tend la main pour attraper mes lunettes d'un geste rapide et, si mes oreilles ne me jouent pas de tour, les laisse tomber par terre et marche dessus. Elle marche dessus !
Oh la sale petite poutrelle, si j...
— Ciao, louseuse, lance Emmalou en sortant des toilettes.
— C'est même pas un mot, pour l'amour de Dieu, je grogne dans ma barbe.
La silhouette floue de Caroline la suit.
Je suis aveuglée par la colère. C'est contre-productif, dans la mesure où, sans mes lunettes, je suis aveuglée tout court.
Tandis que mon sang bouillonne, je me penche et les cherche à tâtons. Quand mes doigts les rencontrent, je sais avant de les enfiler que les dégâts sont bien pires que précédemment. Et ça n'y manque pas. La branche est totalement cassée, cette fois-ci, tout comme un des verres. Le seul point positif, c'est qu'il est « juste » ébréché, mais tient encore.
Je sors en trombe des toilettes, maintenant à moitié mes lunettes sur mon nez pour voir où je vais, et je crie :
— Caroline !
Presque à la hauteur de la classe, cette dernière se retourne, sûrement alertée par mon ton. Je marche jusqu'à elle à grandes enjambées et, sans y réfléchir davantage, je la pousse violemment contre le mur. Je vois sa surprise à travers mes verres brisés. J'ai envie de la frapper comme je n'ai jamais eu envie de frapper personne. Pour qui se prend-elle ? Pour qui se prennent-elles ?
Je ne sais pas vraiment quelle mouche m'a piquée, mais elle doit être porteuse d'un virus exotique au nom fleuri, car je retire vivement mon gant droit et je la saisis à la gorge de la main gauche. Je suis sur le point de la toucher. Je suis tellement en colère que je compte la toucher et lui décrire dans les moindres détails la manière dont elle meurt.
Sauf que ce n'est pas moi.
J'ai l'impression de revenir à moi d'un coup sec.
— Jo ? fait une petite voix.
Je remarque que Charlotte est à notre droite, vers la porte de la classe, avec Victor, Milo, ainsi que ma mère. De l'autre côté, vers la sortie, je vois Emmalou, figée par la surprise.
Je fais un pas en arrière en secouant la tête pour tenter de m'éclaircir l'esprit – comme si ça avait été utile une seule fois aujourd'hui –, et je remets mon gant.
— Pathétique, pouffe Caroline.
La baffe part avant que mon cerveau n'ait compris ce que je faisais. En fait, je ne réalise que lorsque la douleur me remonte le bras comme une traînée de poudre. Oh bon sang ! Pourquoi personne n'avertit que frapper les gens est aussi douloureux ?
J'entends les réactions partout autour crépiter comme un feu de joie. J'ai vaguement conscience que ma mère m'attrape par les épaules, me fait reculer, me gronde, mais je n'ai d'yeux que pour la surprise, la douleur et la colère sur le visage de Caroline, qui me fait oublier la mienne. Elle se tient la joue et on dirait qu'elle est à deux doigts de pleurer de rage. C'est ça, regarde-moi bien. Le temps où les souffre-douleur se laissaient faire est révolu.
— Pousse-moi encore une fois, et je ne donne pas cher de ta peau, je l'avertis.
Ma mère me réprimande de plus belle, et Caroline s'enfuit en courant dans les profondeurs de l'école. Emmalou essaie de lui courir après, mais maman la renvoie fermement. Tant mieux, parce que, si elle était passée devant moi, mère ou pas qui me tient, je lui aurais sauté à la gorge et tricoté un tour de cou avec mes dents. Maman ne fait aucune remarque à Milo quand il suit Caroline au pas de course, par contre.
— Tu viens de gagner une autre après-midi de colle, m'avertit sèchement ma mère en me poussant dans la salle de classe.
Malgré la situation, je vois ça comme une victoire.
Ma mère me force à m'asseoir le plus loin possible de la porte et me fusille du regard, bras croisés. Une petite voix me souffle que je ne suis plus sa fille préférée en cet instant. YOLO !
— Elle m'a agressée dans les toilettes et a cassé mes lunettes ! je m'emporte. Deux fois !
— Et elle va être expulsée pour ça, ne t'en fais pas. Ce sera inscrit dans son dossier. Ça n'enlève rien au fait que ce que tu as fait était mal.
— Je sais ! je crie sur le même ton qu'avant.
Maman hausse un sourcil fort peu impressionné. Ma récente crise d'adolescence est en train de mourir dans l'œuf. C'est bien ma veine. Je me fais tabasser, je me retrouve encore plus punie, et ma mère s'en fiche.
— Bien. Maintenant, calme-toi et reste ici, m'ordonne-t-elle avant de sortir de la salle.
Je croise les bras en expulsant tout l'air de mes poumons, ce qui ravive la douleur à mon poignet. Ah ben tiens, j'avais oublié ce détail. Parfait. Du début à la fin, juste parfait !
Victor et Charlotte entrent dans la classe, l'air penaud. Ils ne disent rien, probablement parce qu'ils se doutent que je suis toujours sur le point d'exploser. Je sais qu'ils ont vu ce que je m'apprêtais à faire et parfaitement compris dans quel but je le faisais, et je me déteste un peu plus. Mais il y a encore tellement de haine que j'ai besoin de sortir que je n'arrive pas à m'empêcher de leur dire ce qui me ronge les sangs.
— Je vais les tuer, je lâche sèchement, bouillonnant toujours. Je vous jure que je vais tuer ces deux garces si elles m'approchent encore une fois.
Charlotte me fait les gros yeux et Victor désigne du menton un point derrière moi avant de tourner la tête, l'air de rien. Je me retourne et découvre que Nicolas est là. Il n'a pas l'air dans son assiette, et c'est un euphémisme. Il est tellement l'ombre de lui-même que je ne suis pas sûre qu'il ait seulement remarqué tout ce qui vient de se passer. Le voir dans un si mauvais état me calme légèrement pour une raison que je ne comprends pas trop.
Je me retourne vers Charlotte et Victor et tourne sept fois la langue dans ma bouche.
— Désolée. Je sais pas ce qui m'a pris.
— J'ai trouvé ça plutôt badass, observe Victor, indémontable.
— Si tu savais le nombre de fois que j'ai rêvé de le faire, ajoute Charlotte d'un ton mutin. La tête d'Emmalou valait toutes les heures de colle du monde. Elle va avoir peur que tu l'approches pendant les six prochains mois, crois-moi.
Victor et elle rigolent sous cape et se taisent aussi sec quand ma mère avec la compresse de froid qu'elle jette devant moi. Je l'utilise tellement ces derniers temps qu'il faudrait songer à y inscrire mon nom.
— Pour ta main. Est-ce que tu es blessée ailleurs ?
Je prends la compresse et l'enroule autour de mon poignet ganté. Comment savait-elle que je m'étais fait mal en frappant Caroline ? L'idée que j'aie pu avoir l'air ridicule en la baffant me traverse brièvement l'esprit. Mieux vaut ne pas y songer.
— Tu veux dire, ailleurs que dans mon ego ?
— Je suis sérieuse, Joséphine.
Aïe, Joséphine.
— Moi aussi, mère, je réponds cérémonieusement.
Dès que cette phrase sort de ma bouche, je repense à Milo qui a répondu exactement de la même manière à son père la semaine dernière. Il me semble que c'était hier. D'ailleurs, où est-il passé, celui-ci ?
— Pardon, j'ajoute d'un ton radouci. Ça va. Plus de peur que de mal, contrairement à mes lunettes.
Maman hoche la tête.
— Je vais appeler le magasin, on va voir ce qu'on peut faire. En attendant...
Elle se retourne et attrape le distributeur de scotch sur le bureau pour le poser devant moi.
Je soupire et m'exécute, à grand-peine dans la mesure où je ne vois quasiment rien sans et que mon poignet me fait un mal de chien. Avec mon bol, je vais rester dans les annales comme la seule tarte à s'être fait plus mal que la personne qu'elle a frappée.
Le temps que je termine, Charlotte et Victor ont pris leur place, maman a distribué un devoir à faire pendant notre colle, et Milo revient, l'air un peu essoufflé, peu après qu'Emmalou ait daigné nous faire part de sa présence. Elle n'ose pas soutenir mon regard. Bien.
— Pas trouvée, dit Milo quand ma mère l'interroge du regard.
Il vient s'asseoir sur la même rangée que moi, à trois sièges de distance.
— Ça va ? murmure-t-il.
— Silence, intime ma mère.
— Et Caroline ? demande Victor.
— On avisera de son cas, promet ma mère. Maintenant, silence jusqu'à dix-sept heures.
On se met au travail sans un mot. Tout se passe bien jusqu'à ce que ma mère sorte de la classe, non sans nous avoir rappelé qu'elle ne veut rien entendre durant son absence. Je suis tentée de lui rétorquer que ce sera difficile si elle n'est pas là, mais je crois que j'ai déjà un peu trop abusé pour la journée. Voire le reste de mon adolescence.
Après son départ, je ne peux empêcher une peur intense de me nouer les tripes, et je regarde instinctivement ce que je porte, comme pour me rassurer. Mon pull est marron. Pas bleu, je me répète en boucle pour museler l'angoisse qui me tenaille. Ce n'est pas aujourd'hui que je retrouverai le corps de ma mère.
— Qu'est-ce qui s'est passé, avant ? demande Milo à mi-voix au bout d'un moment après avoir jeté un coup d'œil vers la porte.
— Elles me sont tombées dessus dans les toilettes, et Caroline a fini de détruire mes lunettes, je réponds avec un geste vague pour désigner ces dernières.
Comme dans un sketch bien huilé, elles se cassent un peu la gueule pour témoigner, et je reprends le scotch en soupirant pour en remettre une couche.
— Pourquoi ?
Il semble sincèrement n'en avoir aucune idée. Je rêve.
— Laisse tomber, je marmonne.
Il se tourne vers Charlotte et Victor et hausse les bras en guise de question. Comme ils ne lui répondent pas plus – merci, les amis –, il reporte son attention sur moi.
— Ne t'en fais pas, elle ne lèvera plus la main sur toi.
J'ouvre la bouche pour répondre un truc bien senti dégoulinant de sarcasme au sujet du fait que je n'ai pas besoin qu'il me protège, comme il a pu le remarquer il y a une heure, mais il a un air étrange. Presque triste. Non, hanté. Hein ?
— Hein ?
À cet instant, un hurlement retentit dans l'école. Un hurlement de femme qui fait se dresser tous les poils de mon corps en une nanoseconde. Tous mes cauchemars me frappent de plein fouet au même moment.
Maman.
Je me tourne vers Charlotte et Victor, qui me regardent avec le même air résolu. On se lève comme un seul homme. J'ai déjà les larmes aux yeux. Je regarde mes manches marron pour me rassurer, mais rien n'y fait. Je sens ma raison se désintégrer et s'écouler de mon esprit comme les grains d'un sablier brisé. En sortant de la salle de classe, je me retourne. Nicolas fixe l'espace devant lui d'un air vide, mais effrayé. Milo est impassible.
Je fais volte-face et pars en courant à la suite de Charlotte et Victor, qui ont pris de l'avance et tourné à gauche en direction du bruit.
On parvient au bout du couloir et là, j'éclate en sanglots en découvrant maman.
Elle a la main dans le dos d'Anna. C'est elle qui a crié ! C'était Anna ! Oh merci mon Dieu. Je reconnais sa voix, maintenant. Et elle n'a rien non plus. Je suis si soulagée que je stoppe net en arrivant vers elles, derrière Charlotte et Victor que je percute pratiquement, et l'état bancal de mes lunettes ajouté à ma vitesse avant l'arrêt brusque font qu'elles me tombent du nez.
— Partez ! ordonne ma mère d'une voix paniquée.
Sauf que Charlotte et Victor ne bougent pas et, quand je remets mes lunettes, je suis tellement choquée qu'elles me retombent aussitôt du nez parce que j'oublie de les tenir. Je me tourne vivement sur le côté et vomis tout ce que mon estomac contient, pas loin d'un amas de chairs humaines noircies avec un top fuchsia.

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant