Le samedi suivant, je fais le mur pour aller à la bibliothèque de Vevey avec Charlotte et Victor. Milo ne nous accompagne pas, il passe la journée avec sa mère. Il n'est pas non plus entré dans les détails de la relation avec cette dernière, mais je sais qu'il l'aime beaucoup et que ce qu'il a fait pour être envoyé chez son père lui pèse énormément. J'espère que la voir lui fera du bien au moral.
Peut-'etre est-ce parce qu'elle est si grande et nous si petits, si insignifiants, qu'il y a quelque chose de solennel dans ce lieu, comme si tous les livres étaient les gardiens d'un savoir qui nous échappe, mais, quand on entre dans la bibliothèque, j'ai l'impression qu'on est trois voleurs. Qu'on vient faire quelque chose d'interdit. Pourtant on vient juste se renseigner sur la manière d'invoquer et de chasser des démons.
— Euh, bonjour, dit Victor à l'employée qui est à l'accueil. On est venus, euh, chercher des livres sur des démons?
Ou comment faire une bonne première impression.
L'employée nous dévisage comme si Victor avait une bombe cachée dans son sac à dos.
— Pardon?
— Des livres sur des démons? répète-t-il avec encore moins d'assurance que la première fois.
On va se faire jeter dehors en deux temps trois mouvements.
— Tu veux dire de la fiction avec des démons?
— Euh, non, des livres d'invocation, tout ça.
— Je ne suis pas sûre que c'était une bonne idée, me dit Charlotte à voix basse. On aurait dû aller chercher nous-mêmes.
— Joséphine?
Je sursaute en entendant mon nom. En me retournant, je vois Anna derrière moi. Je suis tellement soulagée que je pousse un bruyant soupir. Ouf. Si ça avait été l'un de mes parents, j'aurais encore été privée de sortie. Ha ha. Ha.
— On n'a pas ce genre de choses, répond très suspicieusement l'employée à Victor.
— Qu'est-ce que vous faites ici un samedi? demande Anna.
Comme à son habitude, elle est vêtue entièrement de noir et elle porte un sac rempli de légumes. Elle doit revenir du marché, qui se tient juste à côté.
— Eh bien, l'école est fermée, la bibliothèque aussi, donc on est venus chercher de la lecture, je réponds aussi innocemment que possible.
— Vraiment, vous n'avez rien du tout sur les démons?
Au temps pour l'innocence que j'avais réussi à feindre.
Anna me regarde avec un air amusé, sourire en coin et remonte le sac sur son épaule.
— Tes goûts ont évolué, Jo? me demande-t-elle d'un ton qui se marie parfaitement à son air.
— Euh, je, euh...
Et voilà que c'est mon tour de dire "euh" à tout va.
— À vrai dire, on est en train d'écrire une fiction qui parle d'une jeune femme poursuivie par des démons et qui cherche à s'en débarrasser pour sauver sa ville, explique Charlotte d'un ton ultra professionnel. Un thriller policier. Donc on cherche des idées de rituels pour s'en débarrasser.
Si j'avais su qu'elle savait aussi bien mentir, je lui aurais fait fouiller le sac de ma mère.
— Eh bien, tout un programme! s'exclame Anna. Je ne pense pas qu'ils auront ça ici, il faudrait plutôt voir dans une boutique ésotérique, à mon avis. Ou bien...
Elle semble réfléchir et, j'ignore pourquoi, j'ai le coeur au bord des lèvres. J'ai l'impression que quelque chose va enfin bien se dérouler pour nous.
— J'ai peut-être ce qu'il vous faut à l'école.
— À l'école? s'étonne Charlotte malgré elle.
Anna rigole doucement. Sa bonne humeur naturelle se marie tellement mal avec les couleurs sombres qu'elle porte tout le temps.
— Il ne fait pas partie des livres référencés, mais j'ai un ouvrage qui pourrait vous donner quelques idées, dit-elle en nous adressant un clin d'oeil.
Ça me fait tellement plaisir de la voir, et pas uniquement parce qu'elle peut nous prêter un livre qui peut nous offrir des pistes. La dernière fois que je l'ai vue, devant le corps de Caroline, elle semblait si... défaite, abattue, horrifiée.
— Vous pourrez passer me voir quand l'école rouvrira, continue-t-elle.
Je dois faire une moue vraiment déconfite, parce qu'elle pose la main sur mon épaule.
— Tout va bien, Jo?
Je regarde Charlotte en coin.
J'attends qu'elle mente.
Elle ne ment pas.
C'est mon tour.
Crotte.
— Eh bien, c'est à dire que, en fait, comme on ne sait pas quand l'école rouvrira exactement, on voulait en profiter pour avancer.
— C'est un projet qui doit vraiment vous tenir à coeur si vous venez même à la bibliothèque un samedi, dit-elle en hochant la tête. Très bien alors. Suivez-moi, on peut y aller maintenant.
— C'est vrai? je m'exclame, ravie au-delà des mots.
— Bien sûr, Jo. Tout pour mon élève préférée. Sans vouloir te vexer, Charlotte.
Celle-ci lui sourit en retour pour toute réponse. Elle ne semble pas aussi ravie que moi, mais il faut dire qu'elle n'est pas vraiment du genre démonstratif non plus.
Elle récupère Victor qui est toujours en train de négocier au comptoir et on suit Anna. Heureusement, il n'y a qu'une vingtaine de minutes de marche entre la bibliothèque de Vevey et notre école à Corsier. C'est assez court. Mais trop long quand même pour éviter des discussions que j'aurais préféré éviter.
— Comment vas-tu, Jo?
Lorsqu'Anna pose la question, j'ai la désagréable impression qu'elle ne veut pas parler de la pluie et du beau temps mais que c'est une question bien plus profonde que ça.
— Oh, ça va, vous savez.
J'ignore pourquoi je réponds ça. Je me sens stupide dès que je l'ai fait.
— Depuis...
Elle semble chercher ses mots. Elle ne les trouve pas. Elle n'a pas besoin de le faire pour que je comprenne qu'elle voulait dire "depuis que tu as vu le cadavre de Caroline".
— Ça va, je dis d'un ton plus assuré qu'avant, et je suis choquée de découvrir que c'est la vérité.
Je ne peux pas vraiment l'expliquer à Anna, mais ce n'est pas non plus comme si c'était la première fois que je voyais un mort, merci M. Martin, ou que je n'avais jamais vu les gens mourir dans mes visions depuis que je suis née. Je ne suis de loin pas blasée, mais je gère beaucoup mieux que ce à quoi je me serais attendue.
— Et vous?
— Couci couça, répond-elle après un long moment. Tu sais que ce n'est pas un démon qui a fait ça, hein?
— Hein?
Sa question me prend tellement au dépourvu que je ne vois pas quoi répondre d'autre.
— À l'école, ce n'est pas un démon. J'ignore ce que c'est, mais tu verras que l'explication sera on ne peut plus plausible.
— Je...
Je jette un coup d'oeil à Charlotte et Victor, qui marchent derrière nous et discutent sans nous écouter. Ça me soulage presque.
— Je ne pense pas qu'il s'agit d'un démon, je mens. On écrit vraiment une histoire.
Elle me sourit d'un air entendu.
— Moi, tout ce qui m'importe, c'est que vous vous sentiez en sécurité. C'est important, vu tout ce qui s'est passé dernièrement. Tu verras, il y a plein de sorts de protection dans le livre. Vous pouvez peut-être en essayer un ou deux pour...
Elle ne conclut pas sa phrase. Pour nous rassurer. Ma salive a soudain un goût très amer, et je me souviens pourquoi, alors que j'aime tant Anna, je ne lui ai jamais parlé de mon don, même quand elle m'a posé des questions cachées. Elle ne me croirait pas. Elle pense que la chose qui a tué M. Martin et Caroline, la chose qui va peut-être bien tuer ma mère si je ne l'arrête pas, est quelque chose de tangible et d'humain. Comment croirait-elle en mon don, dans ce cas?
Je secoue la tête pour chasser ces pensées.
— C'est vraiment gentil. Je suis sûre que ça les rassurera beaucoup.
Elle m'adresse un autre sourire entendu, plein de gentillesse, et on fait le reste du chemin dans un relatif silence. Une heure plus tard, on est chez Charlotte avec le livre d'Anna, en train d'attendre Milo qui doit nous rejoindre. On est seuls, pas de trace des parents de Charlotte. Je me rends soudain compte que je ne les ai jamais vus. Je demanderais bien à Charlotte où ils sont, mais je n'ai pas envie de mettre les pieds dans un plat dont j'ignore tout. On a tous nos histoires de famille, je suis bien placée pour le savoir.
Quand Milo sonne enfin à la porte, on a déjà épluché le livre deux fois et pris tout un tas de notes. Entre ça et celles que Charlotte a prises avec l'exorciste, on a de quoi monter un business de dératiseurs version démons.
— Tu arrives à point nommé, je lui dis en ouvrant, parce que je vais y aller. Si mes parents se rendent compte que je ne suis pas là, je ne donne pas cher de ma peau.
— Ils pensent que tu es où?
— Pour eux, je sors le chien.
Milo regarde derrière moi, à la recherche de Mr Bobo, qui n'est pas là.
— Où est le chien?
— Dans ma chambre, je réponds en haussant les épaules.
— Logique.
— Logique. Allez, entre. On a trouvé plein de trucs.
Charlotte m'adresse un regard pas convaincu.
— On a trouvé des sorts de magie blanche pour se protéger, oui.
— Et un pour chasser les entités, fait remarquer Victor.
— Entités, ça peut couvrir un grand nombre de choses qui ne sont pas des démons, rétorque-t-elle avant de nous citer ce que l'exorciste lui a dit.
En gros, brûler de la sauge et réciter le psaume vingt-trois, répandre de l'eau bénite, ça fonctionne dans les films, mais pour les vrais problèmes il faut appeler un professionnel parce qu'on ne sait jamais à quoi on a affaire, ou encore à qui, s'il s'agit bien d'un démon. Visiblement, il y en a des tonnes et de rangs différents, et chasser un démon mineur ou un démon majeur n'est pas la même paire de manches.
— Mais ça couvre aussi les démons, rétorque-t-il.
— Et tu sais ça comment? Tu l'as lu dans le petit traité de démonologie de Jean-Baptiste Antéchrist?
J'explose de rire.
— Quoi? me demande-t-elle, pas amusée, elle.
— Oh, rien, je réponds en levant les mains en signe de reddition. C'est juste une facette de ta personnalité que je ne connaissais pas. Tu as un sacré répondant.
— Je tiens ça de ma mère, marmonne-t-elle.
Ah, les choses qu'on tient de nos mères et dont on est si fières, je songe.
— Bon, il faut vraiment que j'y aille. Charlotte, Victor, je vous laisse mettre Milo au courant du plan.
Charlotte me fusille du regard. Pour une raison qui dépasse mon entendement, elle ne semble plus du tout de bonne humeur depuis qu'on parcoure ce livre. Peut-être pare qu'il ne lui semble pas d'une grande utilité après ses discussions avec Monseigneur l'Exorciste et que ce dernier reste très vague, plaidant le secret professionnel. Exorciste de mes fesses, oui. Je pense qu'elle aurait préféré qu'on trouve une manière de renvoyer un démon qui ressemble à une recette de cuisine, quelque chose de fiable où il suffit de suivre les instructions pour mijoter son démon hors de nos vies. Moi aussi.
— Ce n'est pas un plan, c'est de la folie, Jo.
— C'est un plan, dit Victor.
— Eh bien c'est de nouveau un plan foireux! s'énerve-t-elle.
— Woho, du calme, championne.
Milo rétrécit sur place quand Charlotte le fusille du regard. Dire à quelqu'un d'énervé de se calmer n'aide définitivement pas à le calmer.
— C'est écrit noir sur blanc, dit Victor. On n'a qu'à suivre les étapes, et on se débarrasse du démon.
— C'est beaucoup trop vague, dit Charlotte. Je préférerais qu'on fasse davantage de recherches sur Internet pour trouver quelque chose de vraiment spécifique aux démons. Et, même là, ça reste de la folie pure. On n'a aucune certitude qu'il s'agit d'un démon.
— Je te rappelle que c'est toi qui l'as identifié comme tel, je lui fais remarquer.
— Oui, eh bien je ne suis pas infaillible.
— Internet non plus, dit Victor. Tout le monde peut écrire n'importe quoi sur Internet, comment savoir si c'est fondé? Tandis que là, c'est dans un livre, c'est forcément vrai.
On le regarde tous, bouches bées.
— Tu risques d'avoir de grosses déceptions dans la vie, Victor, dit Charlotte d'un ton toujours un peu trop sec avant d'enchaîner. S'il s'agit réellement d'un démon, c'est plus que dangereux. On pourrait mourir. Je vous rappelle qu'il a déjà tué deux personnes et qu'on est juste quatre ados qui jouent avec des choses qui les dépassent.
Un long silence s'étend entre nous, si lourd qu'il en devient physique. J'ai même l'impression de commencer à voir les particules de poussière flotter dans l'air.
— Eh bien, dans ce cas, dit Milo au bout d'un long moment, je propose qu'on soumette ça à un vote. La majorité l'emporte.
Charlotte nous fusille du regard à nouveau, mais elle finit par acquiescer.
— Que ceux qui sont contre lèvent la main, dit-il.
Pendant un long moment, Charlotte est la seule à lever la main. Mais, finalement, Victor l'imite.
— Je suis désolé, les gars, dit-il. Charlotte a raison. C'est dangereux. C'est marrant d'y penser, mais c'est dangereux. Ce truc a déjà tué deux personnes, et je suis censé être le prochain sur la liste.
J'avais oublié ce détail. Qui n'est totalement pas un détail. Je ne pensais qu'à ma mère.
Je me sens très nulle, en ce moment.
Sauf que sauver Victor, sauver ma mère, on n'y arrivera pas si on n'arrête pas cette chose. J'aimerais qu'ils comprennent ça, également. Mais je ne peux pas leur expliquer pour ma mère. Ce serait trop compliqué et trop douloureux. Si je ne fais rien, elle meurt à coup sûr. Si j'essaie, j'ai une chance de la sauver.
De les sauver.
Mais combien d'autres personnes mourraient à sa place? Je ne peux pas leur demander de mettre leurs vies en danger pour une hypothèse qui n'impacte que moi.
La tête commence à me tourner.
— Ecoutez, il faut vraiment que j'y aille. On en rediscute, je lance en me dirigeant vers la porte.
Mais, dans ma tête, on n'en rediscute pas. Après l'épisode avec ma mère, je suis plus que jamais persuadée que tout repose sur mes épaules.
Même si je dois le faire seule, je le ferai.
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TOUCH [TERMINÉ]
Teen FictionPas facile d'être ado. Encore moins quand on est dotée d'un pouvoir qui permet de vivre les dernières secondes de la vie de quelqu'un rien qu'en le touchant. Même accidentellement. Même sans le vouloir. Bienvenue dans ma vie, les gars. C'était déjà...