L'Éléphant dans la Pièce

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L'odeur de renfermé me frappe dès que je rentre dans la salle de classe. On dirait qu'on a rassemblé un troupeau de livres, qu'on les a forcés à faire de l'exercice tout l'été sans jamais ouvrir la fenêtre et qu'ils ont suinté la transpiration poussiéreuse d'années de bons et loyaux services à passer entre des mains sales. D'ailleurs, ça sent si fort que quelqu'un a déjà ouvert la fenêtre. C'est presque une punition : il fait tellement beau que j'ai envie de suivre le chant des oiseaux comme une carte au trésor qui mènerait à la liberté.

La deuxième chose que je remarque, c'est que le nouveau est en train de jouer avec un stylo, assis à la table que j'occupe depuis trois ans, tout au fond de la classe, et que la seule qui est encore libre se situe à l'avant sur la droite. Charlotte se tient à côté de la place vide, l'air de rien.

Je fronce les sourcils tout en m'approchant. Pas le choix. Il est hors de question que je partage une table avec le nouveau. Emmalou m'a déjà à l'œil. Et puis bonjour la distraction. Mieux vaut que je sois en première ligne face au prof et que le nouveau se trouve loin derrière moi, à un endroit où je ne peux absolument pas le voir.

— Tu ne te mets pas derrière en général ? je demande à Charlotte sur un ton prudemment suspicieux en désignant la table où Victor, son voisin habituel, est assis, à moitié assoupi, chose également habituelle.

— Le nouveau a pris ta place, répond-elle simplement.

Elle n'a pas vraiment répondu à la question que je ne lui ai pas vraiment posée. Je ne comprends rien à ce dialogue. J'ai l'impression que quelqu'un vient de me balancer en plein milieu d'une chanson de Queen. Scaramouche !

— T'es observatrice, Championne.

— Merci, Miss Lane.

Où et comment a-t-elle entendu ça ? Bon, certainement dans le couloir et avec ses oreilles, mais comment ai-je pu ne pas la remarquer ?

Comme si l'univers m'avait lui aussi entendue et voulait répondre à ma question d'un gros « Sérieux, meuf », le nouveau lâche le stylo qu'il faisait tourner sur ses doigts et, en essayant de le rattraper, fait tomber sa trousse, ses livres, son sac, et glisse de sa chaise.

Toutes les têtes se retournent. Il sourit, presque penaud, en commençant à ramasser ses affaires. Mes prédictions les plus folles se réalisent. Tout le monde le regarde soit avec des paillettes dans les yeux, comme Emmalou et sa clique, soit avec des mitraillettes, comme Benjamin et son troupeau. Tous à l'exception de Victor, qui prolonge toujours sa grasse matinée, et de Charlotte, en plein business plan.

— Bref, je me demandais si ça te dirait qu'on partage une table cette année, reprend-elle comme si elle n'avait rien remarqué.

Je n'ai pas envie de lui répondre oui, mais mes seuls autres choix sont le nouveau, et le dormeur du Vic. Dans la mesure où ce dernier risque de bouger pendant ses siestes, je devrais rester en vigilance constante, ce qui me fatigue d'avance. J'accepte donc à mon corps défendant, en grognant pour faire ressortir la femme des cavernes qui sommeille en moi afin de tempérer la liesse de Charlotte.

Je jette mes affaires sur la table libre et m'assieds le plus loin possible d'elle.

— Je ne vais pas te toucher, me sermonne-t-elle gentiment tout en prenant place. Je connais les règles.

Quoi ?

— Quoi ? demande-t-elle à son tour, mais à haute voix, avec ses yeux de souris qui sont l'image même de l'innocence.

— Pourquoi tu parles de règles ?

Elle a l'air surpris un instant.

— C'est toi qui en as parlé.

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant