Je manque de justesse de percuter le sol de plein fouet tête la première. Milo me tire vers l'arrière quand il me sent tomber. Ça ne m'empêche pas de manger le sol, mais, au moins c'est mon épaule qui ramasse et non mes dents.
Je gémis de douleur et essaie de me relever, remarquant que mes lunettes ont été projetées quelque part dans la chute. Je panique. Ce n'est pas comme si elles étaient encore en bon état, mais au moins elles me permettaient de voir quelque chose. Dans la pénombre presque totale, sans lunettes, comment suis-je censée faire?
— Viens, Jo! m'encourage Milo en m'aidant à me redresser.
On passe le pas de la porte alors qu'un bruit monstrueux accompagné d'un cliquetis de chaînes rouillées perce les airs. Je me retourne instinctivement, rentrant dans Milo qui a fait la même chose devant moi. Je ne vois qu'une masse informe, sombre, au milieu de la pièce. Le sang se glace dans mes veines. Je ne sais pas ce que c'est. Je sais juste que c'est mal. Mal. Mal. Et que c'est responsable des morts de ces derniers jours et d'il y a vingt ans.
— Viens! me crie encore une fois Milo en m'entraînant.
— Non! La porte! On doit la refermer!
— On n'as pas le temps! dit-il en tendant ce qui me semble être un bras derrière nous, où le cliquetis des chaînes n'a pas cessé depuis tout à l'heure.
Quoi que soit cette chose, elle est prisonnière de ce lieu. Les chaînes devraient tenir. Pourquoi ai-je la sensation débilitante que ce n'est pas le cas?
— Les chaînes ne vont pas la retenir, elle est déjà sortie pour tuer! continue-t-il en me traînant.
Je me sens écarquiller les yeux. Pourquoi est-elle enchaînée alors? Pourquoi quelqu'un ce serait donné la peine de le faire si c'était inutile?
— Et si ce n'était pas la même? je lui demande en m'arrêtant net, résistant de toute la force que j'ai encore malgré la peur qui court-circuite mes muscles. Et si c'en est une autre, Milo?
Je l'entends soupirer d'agacement, mais pas contre moi. Il sait que j'ai raison.
Il se tourne pour me faire face et pose ses mains sur mes épaules. Derrière nous, la créature donne encore un coup sur ses chaînes et je sursaute. Est-ce que des chaînes sont vraiment censées produire ce son là? Et pourquoi me semble-t-il que l'odeur d'humidité ne fait qu'augmenter au point qu'il en devient difficile de respirer? Ou est-ce que ma gorge est juste tellement serrée que j'ai l'impression d'étouffer? Pourquoi est-ce qu'il me semble de manière aussi solennelle qu'on est au point de non retour?
— Joséphine, écoute-moi bien, dit-il en penchant la tête pour être à la hauteur de mon visage. Quoi qu'il arrive, ce n'est pas ici et aujourd'hui qu'on meurt, c'est bien compris?
J'essaie de discerner ses traits au travers de la pénombre. Ses yeux, pour ce que j'en vois, sont sombres comme jamais. Je sursaute une nouvelle fois quand les chaînes se tendent et que la chose pousse un hurlement guttural.
— Joséphine! m'appelle Milo pour me faire revenir à lui. Regarde-moi, concentre-toi sur le son de ma voix. On ne meurt pas aujourd'hui. Répète après moi. On ne meurt pas aujourd'hui.
— On ne meurt pas aujourd'hui, je répète d'une petite voix.
— Encore.
Clang.
— On ne meurt pas aujourd'hui.
Mais, alors même que je répète ces mots, quelque chose se brise en moi.
— Bien, reprend-il en m'enfonçant la lampe-torche dans les mains. Maintenant, cours, et, quoi que tu entendes, ne te retourne pas.
— Mais M...!
Il pose un doigt sur mes lèvres, sur lequel il dépose un baiser.
— Fais-moi confiance. Et cours, Joséphine. Cours!
Il me pousse littéralement après avoir fini cette phrase, et je reste tétanisée quelques secondes tandis que je regarde, impuissante, sa silhouette s'approcher de la porte.
— Cours!
Clang.
Hors de question que je parte sans lui.
Je fais quelques pas, attrape la main de Milo et cours, cours, cours encore plus vite que précédemment. J'ignore si la porte s'est bien refermée. Je sais juste qu'il faut qu'on s'en aille parce que la peur bouillonne dans mes tripes et menace de me faire imploser.
Quand on arrive enfin au rez-de-chaussée, j'ai envie de pleurer de joie. Je vois la sortie. Mais Milo me tire dans la direction opposée. Je ne comprends rien. Il tire plus fort alors que j'essaie de résister.
— Fais-moi confiance, dit-il, à bout de souffle, alors qu'il me pousse derrière une porte.
Je suis trop fatiguée pour essayer de comprendre. Mon bras me fait mal au-delà des mots, je suis aveugle, brisée, comme une coquille vide. J'ai perdu mon sac.
Puis je me rends compte de la proximité de Milo et, lorsqu'il rallume la lampe-torche, je comprends où on est, et je ne sais pas ce qui me fait le plus peur entre ça et ce qu'il dit ensuite:
— Je n'ai retiré qu'un des pulls. Et j'ai perdu les clés du bahut.
Nous sommes tous les deux à bout de souffle. Mes poumons me brûlent tellement qu'il s'écoule plusieurs minutes avant que mon cerveau ne redémarre, glacé qu'il est par la peur, comme mon sang. Je tremble de froid alors que je transpire à grosses gouttes. Et les minutes continuent de s'écouler. Minutes que nous passons entièrement en silence, à essayer de respirer sans bruit malgré le fait qu'on est hors d'haleine tous les deux. Minutes que je passe à essayer de faire abstraction du fait qu'une créature sortie tout droit de mes pires cauchemars nous poursuit peut-être et que Milo est à moitié nu devant moi.
Heureusement, pour le second point, on est dans le noir complet et je ne vois rien. Malheureusement pour le premier point, on est dans le noir complet et je ne vois rien.
Je panique à l'idée de toucher Milo pour plusieurs raisons. Déjà, je n'ai pas envie de revivre sa mort. Ensuite, je n'ai pas envie de revivre sa mort et provoquer la nôtre en criant. Et finalement, la peur qui me tenaille le plus...
Et si mes visions pouvaient être changées, finalement ?
Et si je touchais Milo et que je me rendais compte que ce n'est plus moi qui le tue, mais que je me faisais avaler par cette chose ignoble ?
Alors je me répète en boucle ce qu'il m'a dit un peu plus tôt. On ne va pas mourir aujourd'hui. On ne va pas mourir aujourd'hui. On ne va pas mourir aujourd'hui...
— Jo ?
Je sursaute alors qu'il a à peine murmuré. Et soudain, c'est comme si mes sens revenaient à la vie, comme un noyé qui reprend sa première bouffée d'oxygène après qu'on l'a sorti de l'eau. Je sens son souffle sur ma nuque tandis qu'il attend une réponse. Je sens l'odeur si particulière du placard, entre celle de refermé et de produits de nettoyage. Plus que la sentir avec mon nez, je sens la peur, comme une présence entre nous, dans ce tout petit espace, qui pèse sur ma poitrine et m'étouffe, m'étouffe, me donne envie de hurler, de...
— Jo.
Sa main sur ma joue. La douceur si particulière du cuir. Des accents de cèdre mêlés de transpirations. Mon rythme cardiaque ralentit.
On est enfermés dans un placard et on pense qu'on va mourir. Voilà ce qu'il avait dit. Voilà la preuve, même si je n'en avais pas besoin. Pour une raison qui me dépasse, je l'ai cru dès le départ.
Les mots qu'il avait prononcés ensuite me reviennent, eux aussi. Dans une de mes visions, tu me rassures en me disant qu'on va s'en sortir, parce que si deux personnes peuvent se sortir de là, c'est bien deux personnes qui peuvent voir le futur.
Et j'ai la certitude, je sais de manière plus claire que je n'ai jamais su quoi que ce soit, que c'est ce que j'ai envie de lui dire en ce moment. Qu'on va s'en sortir. Qu'on va s'en sortir parce qu'on est différents et, qu'ensemble, on est plus forts, parce qu'ensemble on peut, à notre manière, prédire le futur.
Et, aussi clairement que ça, je sais que je ne dois pas. Je ne dois pas prononcer ces paroles. C'est ma seule manière d'influer sur ce futur, sur cette ligne du temps, de l'effacer de mes petites mains gantées.
Alors je garde résolument le silence.
— J'ai une crampe, chuchote-t-il. Il faut que je...
Il ne termine pas sa phrase, mais je sais. Il faut qu'il bouge. Et s'il bouge...
— Tout va bien se passer, ajoute-t-il, comprenant ce qui me terrifie.
Je sens contre mes jambes qu'il change le poids de son corps, puis il bouge une des siennes, l'étend autant qu'il le peut derrière les miennes. J'arrête de respirer. Il est torse nu. Si la moindre parcelle de son corps touche ma peau nue...
— Fais-moi confiance.
Après ce qui me paraît une éternité, il arrête finalement de bouger. En vrai, il a dû se passer 1,12 seconde. Le temps a une manière bien à lui de se dilater aux moments les plus inopportuns.
Le silence reprend ses droits. J'essaie de me concentrer sur ce que je perçois de Milo. Son odeur, si rassurante dans les ténèbres, si familière alors qu'on ne se connaissait pas deux semaines auparavant. Dans le noir complet, j'essaie de dessiner son visage avec mes souvenirs pour m'ancrer dans la réalité. Ses cheveux sombres rebiquant aux extrémités qui ont l'air naturellement rebelles, mais qu'il doit passer des heures à coiffer tous les matins. Le carré décidé de sa mâchoire. Le bleu incroyable de ses yeux. Le sourire qui ne s'étend que d'un côté de son visage. Sa bouche qui...
Mes lèvres me chatouillent en y pensant, et je prends alors conscience qu'il m'a embrassée, tout à l'heure. Il a posé un doigt sur mes lèvres pour me protéger d'une vision, mais il m'a embrassée.
Aussi sûrement que j'arrive à voir son regard bleu dans l'obscurité la plus totale, le rouge de mes joues me saute aux yeux. Je n'ai aucune idée de ce que ce... baiser signifiait, et je n'ai pas le cœur d'y penser maintenant. Il a existé. C'est tout ce qui compte. Il a existé.
Je rigole en silence.
— Quoi ?
Il a dû me sentir pouffer.
— Je...
J'hésite.
— Non, rien.
— S'il te plaît, si quelque chose a réussi à te faire rire malgré la situation dans laquelle on se trouve, je t'en prie, partage.
Je rigole à nouveau silencieusement.
— C'est juste que... Tu sais, dans ces films, quand les héros se séparent et qu'ils se lancent des belles phrases, genre « Il nous restera toujours Paris » ?
— Oui ?
— Eh bien, nous, il nous restera toujours la créature monstrueuse dans les sous-sols du bahut.
Il rigole doucement à son tour. Je sursaute. C'est le premier vrai son qui s'échappe dans ce placard. Tout le reste n'était que soupirs et murmures. Je plaque ma main gantée sur sa bouche. Peut-être que je vois vraiment dans le noir, car je la trouve du premier coup. Ou alors ce placard est tellement petit que c'était le seul endroit où je pouvais mettre la main.
Bon, j'aurais aussi pu la poser...
NON.
HUN HUN CERVEAU.
NON. Tu ne viens pas de penser à ÇA.
Je secoue la tête, comme si ça allait m'aider à chasser cette image alors que mon cerveau est précisément en train d'en inventer des tonnes pour pallier à l'obscurité ambiante.
— Tu crois qu'il y en a deux ? je demande dans un souffle pour faire dévier le cours de mes pensées.
— Mmm fffé ppp.
— Oh, pardon.
Je retire ma main de sa bouche.
— Je sais pas, répète-t-il tandis que je me demande quoi faire de mon bras.
Sa peau est tellement... présente. Certainement aussi douce que lisse.
— Pourquoi tu secoues autant la tête ?
Crotte.
— Il faut qu'on trouve un moyen de faire interdire l'école, je reprends, toujours en chuchotant. On ne peut pas laisser des gens venir ici en sachant que... ce truc est là.
— Il faut surtout qu'on demande à ta mère ce que c'est.
Sa remarque me rend incroyablement morose. Il a raison. On ne peut pas continuer à jouer les détectives juniors en espérant que deux crétins de seize ans vont changer quelque chose à la donne.
— Tu crois qu'on pourra sortir quand ? je demande après de nouvelles minutes de silence.
— Je crois qu'on devrait passer la nuit ici.
— Dans le placard ? Tous les deux ? Toute la nuit ?
J'ai réussi l'exploit de crier en chuchotant. Je ne savais même pas que c'était possible.
Il rigole en silence. Je sens son corps bouger contre le mien. Il est beaucoup trop proche.
— Si on arrive à trouver une position confortable, on devrait...
Il hésite comme s'il était enfin arrivé à la conclusion que, fatalement, à un moment où à un autre, si ma peau entre en contact avec la sienne, je vais le voir mourir. Enfin, je vais me voir mourir, mais je ne suis pas sûre qu'il fasse vraiment la différence.
— Est-ce que tu as confiance en moi ?
— Bizarrement, rien que le fait que tu me demande si j'ai confiance en toi ne me donne pas du tout confiance en toi.
— Je suis sérieux, Joséphine.
— Je suis sérieuse aussi, Miloséphine.
Et peut-être aussi un peu en train de paniquer.
— Je vais retirer mon gant, commence-t-il alors que je me mets à répéter « non, non, non, non, non » en boucle. Et je vais prendre ta main.
— Non, non, non, non, non, non, non. Non.
Non.
— Jo...
— Non ?
— Est-ce que tu as confiance en moi ?
Oui.
— Non.
Oui.
— Oui.
— Je pense que tu n'auras pas ta vision en boucle si on ne se lâche pas.
— Je ne l'aurai pas en boucle, je répète mécaniquement.
— Tu ne l'auras qu'une fois, quand on se touche. Ensuite on ne se lâchera plus.
Je prends une profonde inspiration. Je le sens bouger contre moi, comprends qu'il retire son gant.
— Prête ?
Je sais qu'il a raison. Je sais aussi que je peux le faire. Je n'en ai absolument aucune envie, mais je peux le faire.
— Prête.
— Ce n'est qu'un mauvais moment à passer.
— Je suis sûre que tu n'as pas l'habitude de dire ça aux filles.
Il me prend la main avant que j'aie eu le temps de rire à ma propre blague, et le noir m'engouffre. J'étouffe. Les murs se rapprochent, prêts à m'écraser.
Fais-le, Joséphine.
Le sel de mes larmes sur mes lèvres me ramène à la réalité au moment où la détonation m'assourdit. Ma seule consolation est que, dans le noir total, il ne me verra pas pleurer.
— Ça va ? demande-t-il avec une attention si particulière que mon cœur se brise un peu plus.
La vision ne revient pas. J'attends quelques secondes pour être sûre de moi, mais il avait raison. Il avait bel et bien raison.
— Ça va, je réponds, au bord de l'euphorie.
Puis je prends conscience de ma main dans la sienne, si fragile, comme je le suis en ce moment d'intimité totale. Je n'ai jamais été aussi proche de personne. Jamais. Pas depuis que j'étais un nourrisson et que ma mère me portait, ne sachant pas encore pourquoi je pleurais en permanence. Et je n'en ai aucun souvenir. Je ne l'ai appris que quand elle m'a expliqué pourquoi elle devait s'en aller, ce jour horrible qui restera gravé dans ma mémoire jusqu'à la fin des temps. Je pleurais constamment quand elle me prenait, je refusais de me nourrir au sein. Elle n'avait pas la moindre idée ce qui se passait, de pourquoi je réagissais comme ça avec elle, et pas mon père.
Ça me tuait, Jojo. Le seul truc qui m'a fait davantage de mal dans ma vie est le jour où tu m'as expliqué pourquoi et où j'ai compris sans l'ombre d'un doute que j'étais la seule raison pour laquelle tu étais si malheureuse. Moi. Uniquement moi. Et là, avec Ruben... Il n'y a pas un de vous deux que j'aime plus que l'autre. Mais, même si je ne te touche plus, chaque fois que je le touche, lui, c'est comme si je te tuais un peu toi. Je le vois. Je le sens. Je ne peux pas t'avoir si proche et si loin de moi en permanence. Je ne peux pas donner de l'affection à un de mes enfants et la refuser à l'autre. Je ne peux pas accepter et encore moins laisser faire que tu te sentes moins aimée que ton frère. Je t'aime tellement, tellement fort, Jojo. Et je préférerais mourir que te laisser penser le contraire ne serait-ce qu'une seconde.
Les larmes dévalent à présent mes joues. Milo nous fait pivoter, et mon cerveau enregistre vaguement qu'il me prend contre lui, m'aide à m'asseoir. Alors je reste là, contre lui, à pleurer en silence tandis qu'il m'entoure d'un bras et me tient la main de l'autre jusqu'à ce que le sommeil me rattrape. Et, quand ce moment arrive enfin, il est toujours en train de me répéter que tout ira bien, la bouche contre mon front. Tout au fond de moi, je le crois. Si je me réveille, demain matin, j'aurai au moins la consolation de n'avoir pas répété les mots qu'il avait entendus dans sa vision. Si je me réveille, demain matin, ce sera avec le sourire, parce qu'on aura gagné une première victoire.
On aura changé le futur.
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TOUCH [TERMINÉ]
Novela JuvenilPas facile d'être ado. Encore moins quand on est dotée d'un pouvoir qui permet de vivre les dernières secondes de la vie de quelqu'un rien qu'en le touchant. Même accidentellement. Même sans le vouloir. Bienvenue dans ma vie, les gars. C'était déjà...