Quand on arrive chez nous, quinze minutes plus tard, j'ai la furieuse impression que tout ceci est une blague. Rien ne me paraît vrai. Comment cela pourrait-il l'être ? Est-ce qu'on vient bien de trouver au sous-sol de mon école une créature hideuse qui liquéfie les gens, que ma mère et le père de Milo ont capturée il y a vingt ans et qui va être responsable de la mort de ma mère ? Et surtout, comment a-t-elle pu tuer si elle était enchaînée et enfermée? Ça n'a aucun sens.
Pour 1 000 $, je choisis « Choses qui n'ont jamais existé, Philippe ».
Je reviens à la réalité après avoir passé le pas de la porte, quand Milo me dépasse et je reste plantée comme une cruche au milieu du couloir. Je relève mes lunettes, que j'ai heureusement récupérées avant de rentrer, et j'éclate de rire. Ça fait tellement de bien. Quelques grammes de normalité dans un monde de brutes.
— Quoi ? demande-t-il avec un sourire aussi intrigué qu'amusé.
— Je crois que je commence à m'habituer à ce que tu te balades à moitié nu devant moi.
— C'est bon à savoir, répond-il avec une lueur taquine dans les yeux.
Pour 1 000 $, je demande « Une culotte qui résiste aux sous-entendus, Philippe ».
— Et si on rejoignait ma mère au salon ?
Il ne cache pas son amusement quand je le dépasse rapidement, les yeux rivés au plafond. Je jurerais presque qu'il a encore joué des cymbales avec ses pectoraux, mais, avec tout ce que j'ai vu ces dernières vingt-quatre heures, je ne fais plus vraiment confiance à mes yeux. Même avec mes lunettes.
Quand on arrive au salon, ma mère est déjà au téléphone en train de dire « Hun hun, hun hun, oui » dans le combiné, le long câble enroulé une fois et demie autour d'elle tandis qu'elle nous regarde entrer dans la pièce.
Si je ne la connaissais pas, je dirais qu'elle ne veut rien dire de compréhensible devant nous.
— D'accord, je te retrouve là-bas dès que je peux, conclut-elle avant de raccrocher en faisant un élégant tour sur elle-même pour ne pas rester prisonnière et de nous lancer un regard grave. Je vais repartir. Je veux que vous restiez ici quoi qu'il arrive.
— Non.
— Non ?
Aussi étonnant que ça puisse paraître, c'est Milo qui a parlé en premier et moi qui lui ai répondu, incrédule. Il ne tourne même pas la tête dans ma direction avant de continuer, à l'attention de ma mère :
— Ce truc a tué au moins deux personnes en dix jours, il a failli nous tuer et il va tuer encore. Je crois qu'on a le droit de savoir ce dont il s'agit.
Il a été très ferme. Pas agressif ou autoritaire, mais très ferme. Bon point.
— Comment tu sais qu'il va tuer encore ? demande ma mère avant de passer son regard sur moi. Tu as touché des gens, Jo ? Tu as vu des choses ?
Mais, devant notre silence mal à l'aise, elle tire tout de suite des conclusions et leur justesse me donne la chair de poule.
— Tu vois des choses aussi, Milo ? Quand tu touches des gens ? Tu es comme Jo ? relance-t-elle après plusieurs secondes sans réponse. Je suppose que c'est logique.
— Pas comme Jo, dit-il, les dents serrées. Différent.
— Différent comment ?
Quelque part, assister à cet échange tendu me tend encore plus. C'est comme un serpent qui se mord la queue, sauf que le serpent est venimeux et que je suis la queue.
— Je parlerai quand vous parlerez.
Elle ouvre la bouche, mais garde le silence. Mon tensiomètre, qui était pourtant déjà au maximum, explose.
— Je vous ai vu lui parler, ajoute-t-il face à son silence.
Elle soupire et va s'asseoir sur notre vieux fauteuil jaune, vers la fenêtre, et se passe les mains sur le visage. La voir dans cet état me déchire. D'un côté, j'ai envie de la presser pour qu'elle nous donne enfin des réponses. De l'autre... elle a déjà l'air tellement brisée que la moindre pichenette la ferait s'effondrer.
— On ne sait pas ce que c'est, commence-t-elle d'une voix lasse qu'entache une fatigue au-delà des mots. Un démon, un cauchemar, une entité. On sait juste qu'il se prénomme Az'hoqan et qu'il possède des pouvoirs à glacer le sang. Je crois qu'il a toujours été ici, sous cette école, bien avant qu'elle ne soit construite. Il y a des choses, dans les profondeurs, qui...
Sa voix se noie dans une angoisse tellement dense qu'elle m'empêche de respirer. Elle finit par se relever et époussette des miettes fantômes sur ses pantalons.
— Je dois repartir, annonce-t-elle. J'ai rendez-vous avec ton père, Milo.
— Maman, je plaide d'un ton suppliant.
Elle soupire.
— Il y a vingt ans...
Elle secoue la tête.
— Cette chose, reprend-elle, certaines personnes... Elles l'entendent. C'est rare, mais certaines personnes l'entendent. Quand elles lui répondent, il est trop tard.
Elle a l'air horrifiée, même si elle en contient bien les preuves. Je la connais sûrement un peu trop, c'est pour ça que je remarque de suite.
— Elle les appelle, elle les infecte. Elle est liée à cet endroit et ne peut pas s'en aller sous sa forme actuelle, elle cherche un hôte suffisamment résistant pour la contenir. Et si elle parvient à s'en aller... Vous avez vu ce qu'elle fait, continue-t-elle après une courte pause. La manière dont elle se nourrit. Si cette chose sort d'entre ces murs...
Elle n'a pas besoin de me faire un dessin. Mon ventre se retourne. Puis il se retourne encore, et encore, tandis qu'une phrase qu'elle a prononcée rejoue en boucle à mes oreilles.
— Maman... pourquoi est-ce que tu as dit que ce qui m'arrivait était ta faute ? Pourquoi ? je crie devant son silence assourdissant.
Elle me semble rétrécir sur place et, quand elle me répond enfin, sa voix est à peine audible.
— Parce que c'est moi qui l'ai libérée il y a vingt ans, Jo. Et elle m'a infectée.
Le téléphone sonne. Personne ne bouge.
Ma mère semble hésiter un instant entre nous en dire davantage ou aller répondre, mais c'est finalement la deuxième solution qui l'emporte.
— Oui? ...Quoi? Mon Dieu. J'arrive tout de suite.
Mes tripes se liquéfient. Quelque part, je connais déjà la réponse. Je n'aurais même pas besoin de poser la question. Mais je le fais quand même.
— Elle s'est échappée?
Ma mère est livide.
— Pire. Quelqu'un l'a libérée.
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TOUCH [TERMINÉ]
Roman pour AdolescentsPas facile d'être ado. Encore moins quand on est dotée d'un pouvoir qui permet de vivre les dernières secondes de la vie de quelqu'un rien qu'en le touchant. Même accidentellement. Même sans le vouloir. Bienvenue dans ma vie, les gars. C'était déjà...