La Mort au Bout des Doigts

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On n'oublie jamais le meurtre de sa mère, surtout lorsqu'il ne s'est pas encore produit.

Et, même s'il avait été humainement possible de le faire, les mots écrits au gros feutre noir sur mon casier ne laissent aucune place au doute : tout, dans ma vie, est fait pour me rappeler ce moment.

— Monstre de foire ? lit une voix par-dessus mon épaule.

Littéralement par-dessus, parce que sa propriétaire a dû se mettre sur la pointe des pieds pour y arriver.

— Ils ont pris du vocabulaire depuis l'année dernière, ajoute-t-elle.

— Pas tous, regarde, là, dis-je en pointant une des insultes de mon doigt ganté. Il est écrit tarée, et juste ici « déjénérée », avec un J, comme dans Joséphine.

Charlotte rigole doucement. Ses petits yeux noirs de souris se plissent et elle glisse la main devant sa bouche, comme si elle avait peur qu'un son – ou un démon – n'en sorte. Je suis un peu blasée par ces insultes au bout de trois ans, mais j'en ai marre qu'on défigure mon casier à chaque rentrée scolaire. C'est toujours moi qui dois nettoyer.

— Salut Jo, dit-elle finalement comme si ce petit interlude n'avait jamais eu lieu. Tu as passé de bonnes vacances ?

— Hm mmm, je réponds d'un ton vague tout en ouvrant mon casier. Et toi ?

Je pose davantage la question par politesse, mais Charlotte ne s'en rend pas compte et commence à me parler doucement des choses qu'elle a faites cet été. Je l'écoute à peine d'une oreille distraite tandis que je range des affaires dans mon casier. Les photos que j'y avais collées l'année passée s'y trouvent encore. Les voir aide à diminuer l'angoisse latente qui m'a saisie à la gorge en voyant les tags. Même si je gère, même si, moralement, ça va, j'ai la bouche un peu trop sèche et des nerfs en pelote. Les visages des gens que j'aime m'apaisent. Ça me donne l'impression d'être moins seule. Il y a une photo de mon père, mon petit frère Ruben et moi prise à mon dernier anniversaire au lasergame, où on est tous habillés mode commando ; une de mon frère et moi à Europa Park il y a trois ans où son sourire vaut tout l'or du monde tellement il est heureux. En plus, il lui manque les deux dents de devant, ce qui le rend objectivement trop chou. Il déteste cette photo. Il le cache bien, mais il est plutôt coquet, le coquin. La dernière, aux couleurs délavées par les années, a été prise par mon père et montre ma mère, à mon âge, dans ce même couloir, à quelques mètres de l'endroit où je me tiens en ce moment. J'ai hérité de ses cheveux auburn aux boucles improbables et de sa vue désastreuse, mais, au moins, j'ai de plus jolies montures à mes lunettes.

Quand je reviens à moi, Charlotte est toujours en train de parler. Je soupire. Il y a plusieurs années, elle a décidé à mon corps défendant que nous étions amies. Ce qui m'ennuie le plus, c'est que, au fond, je tolère Charlotte parce que je l'aime bien et qu'elle en a parfaitement conscience. Je ne sais pas trop pourquoi, d'ailleurs. Je ne réponds quasiment que par onomatopées quand elle me parle. Objectivement, je suis le plus mauvais choix d'amie potentielle au monde. Je ne comprends pas ce qu'elle voit en moi. Elle a de toute évidence encore plus besoin de lunettes que bibi, et je suis myope comme une taupe.

— Hé, vous pouvez me dire où se trouve la 2b ?

Charlotte se tait brusquement et on se tourne comme un seul homme, ce qui est tout de même un bel exploit puisque nous sommes deux femmes. On se retrouve nez à nez avec ce qui va probablement devenir le sujet de discussion de ces prochains mois. Oyez, oyez ! On a nouveau ! De la chair fraîche ! Joie ! Bonheur ! Paillettes ! Ce n'est pas ironique. J'en suis même doublement heureuse. Déjà, ça va me faire des vacances. Quand un nouveau débarque, il est propulsé au centre de l'attention, alors, dans la mesure où la moitié du lycée va développer un crush instantané pour ce mec rien qu'en posant les yeux sur lui, cette bonne vieille Jo la BarJo va passer sous le radar pendant plusieurs jours, voire semaines. Super. Banco. Ensuite, comme exprimé précédemment, il est carrément pas moche à regarder, purin, avec ses cheveux sombres et ses yeux inversement clairs où brille une lueur taquine naturelle. Quoi ? Je suis myope, pas aveugle ; ce n'est pas parce que je ne peux pas toucher que je vais m'interdire de reluquer. J'ai bientôt seize ans. J'ai des sentiments, moi aussi. Et, par sentiments, j'entends hormones.

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant