Telle mère, telle fille

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Avec horreur, comme au ralenti, je vois ma mère tomber avec Anna.

Tous mes pires cauchemars deviennent réalité alors qu'un cri meurt dans ma gorge. Tout ça. J'ai fait tout ça pour la sauver, et c'est elle qui court à sa mort. J'ai mis tout le monde en danger pour éviter son meurtre, et c'est elle qui se sacrifie. C'est impossible. Elle ne peut pas avoir fait ça. Pourtant, avec les mains attachées dans le dos, elle devait savoir qu'elle n'aurait aucune chance. Que pousser Anna signifiait partir avec elle.
Et elle l'a fait quand même.
Mais, soudain, comme sortie de nulle part, une main l'attrape par ses liens. Flavio l'a attrapée ! Il l'a sauvée ! Je recommence à pleurer, de soulagement cette fois-ci. J'ai l'impression que mes nerfs sont en train de lâcher, mais ce n'est pas grave, Flavio a sauvé ma mère.
Non, pas Flavio. Az'hoqan. Ses yeux brillent d'une lueur démoniaque tandis qu'il s'amuse de ma réaction. On dirait qu'il se délecte de ma détresse. Qu'il se fasse plaisir. Tant qu'il sauve ma mère, je suis d'accord d'agoniser pour lui jusqu'au Jugement dernier.
— Pas encore, dit-il en la lançant sans ménagement sur le sol de la grotte, à plusieurs mètres de lui.
Ne pouvant se rattraper avec les mains, elle y atterrit tête la première, et je hurle en la voyant rebondit comme une poupée de chiffon.
— Son heure n'est pas encore venue. On a encore des comptes à régler. Bientôt. Il ne faudrait pas faire mentir ta vision, Miss Joséphine.
En prononçant ces mots, il braque les yeux sur moi, et je me sens rétrécir. En l'espace d'une seconde, je deviens une proie. J'oublie tout ce que je viens de penser. Et, telle une proie, je reste immobile, figée devant les phares d'une voiture qui se précipite sur moi. Il ressemble tellement à Anna, avec ses grands yeux d'un vert si clair qu'il reflète toutes les lumières qui sortent du puits, dont cette lueur pas naturelle qui lui donne l'air fou. Et il fonce droit sur moi. Sauf que ce n'est pas Flavio. C'est un démon qui veut utiliser mon corps. Qui veut me tuer.
Je recule maladroitement sur les mains, mais pas assez vite. Il m'attrape par le poignet. Milo n'attend pas et le percute. Il tombe avec Flavio et me crie quelque chose. Dans les ténèbres qui envahissent mon esprit, il me faut un moment pour comprendre ce dont il s'agit.
— Cours, Joséphine ! Cours ! Ne te retourne pas !
Je me lève et j'obéis sans demander mon reste. Je prends mes jambes à mon cou. Je cours comme je n'ai jamais couru. Je cours si vite que l'air sur mes joues me fait l'effet du vent.
Bang.
Les murs tremblent. Qu'est-ce qui a pu provoquer ce bruit ? Était-ce dans mon imagination ?
Le bruit était tellement fort. Alors que j'étais plus loin et...
Un hurlement.
Je m'arrête net.
Et, malgré la promesse tacite que j'ai faite, je me retourne.
Ce n'est pas la chose qui a hurlé. C'était Milo.
J'hésite une fraction de seconde, instant suspendu entre mon instinct de survie et l'idée de ne plus jamais le revoir.
On ne meurt pas aujourd'hui.
Et je me remets à courir.
Dans la direction d'où je viens.
Il ne me faut que quelques secondes pour faire le chemin en sens inverse et, quand j'arrive près du puits, un cri meurt dans ma gorge.
La Chose est sur Milo. Elle ne mesure physiquement que la taille de Flavio, mais elle me semble immense. Immense et gigantesque et tétanisante. Je suis si petite, si fragile en comparaison. Comment aurais-je la moindre chance ? Même Grimaldi s'est fait dégager sans ménagement.
Pendant la fraction de seconde qu'il me faut pour me décider, je me demande si je suis en train de commettre la plus grosse erreur de ma vie. La dernière d'une longue liste. La dernière tout court.
— Milo, referme le puits !
Je m'élance, laissant libre champ à mes tripes de s'exprimer par ma gorge. Je charge comme une Valkyrie, sans une pensée pour demain. Je ne sais même pas ce que je vais faire. Je ne sais même pas ce que je peux faire. Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas la laisser transformer Milo en tas de slime.
Je suis encore en train de crier lorsque je la percute de plein fouet, mains les premières. Ces mains qui ne m'ont toujours apporté que la mort. Je les utilise cette fois-ci pour la repousser. Je refuse de partir sans me battre.
Et ça fonctionne. Elle titube vers l'arrière. Je ne pesais pas assez pour la repousser d'un coup. Alors je recommence. Encore, et encore. Les cris qu'elle pousse, stridents et gutturaux à la fois malgré sa bouche humaine, se mêlent aux miens. Elle est en colère.
Mais, soudain, quelque chose change. C'est elle qui me pousse et, avant que je tombe, elle m'attrape par le bras.
J'entends Milo crier mon nom, quelque part dans les ténèbres qui envahissent mon cerveau.
La main froide de la créature au visage adolescent a l'effet d'une décharge électrique. Tout mon corps entre en état de choc. Avant que le froid ne m'avale, je l'entends dire une phrase:
— Tu es à moi.
Mes oreilles bourdonnent. J'essaie d'ouvrir les yeux, mais je ne vois qu'un cauchemar tissé des ombres dans lesquelles se nichent les peurs. La douleur fait vibrer mon corps comme un diapason funèbre. J'ai l'impression de ressentir en même temps toutes les morts auxquelles j'ai jamais assistées. J'entends un hurlement primal et terrifié. Il me faut quelques secondes, ou peut-être s'agit-il de minutes, avant de comprendre qu'il s'agit du mien. J'étouffe. Les ténèbres me rongent de l'intérieur. Je me liquéfie. Je fonds.
Et la sensation, d'une horrible clarté, que je suis en train de vivre mes derniers instants ne me quitte pas.
Puis tout s'arrête d'un coup.
Je me sens tomber vers l'arrière.
Je comprends, plus que ne vois, que Milo a poussé le monstre, et j'entends ce dernier rugir de colère. Il n'a d'humain que le visage. Ses gestes, ses cris, tout crie l'entité primitive qu'il est sous son masque de chair.
Il donne un coup de patte en direction de Milo, vers qui il se penche.
— Je n'appartiens à personne, je grogne en lui assénant un coup avec mes deux jambes.
Il bascule vers l'arrière. Pendant un instant suspendu dans le temps, je le vois mouliner des bras. Puis la gravité a raison de lui. Et il tombe.
Dans le puits.
Mais il s'accroche. Et pas à moi. Je vois Milo tituber sous le choc, essayer de regagner son équilibre malgré le nouveau poids qui le tire. En vain.
— Milo !
Je l'attrape vivement par le bras pour l'empêcher de sombrer dans le puits. J'y mets tout mon poids. Mais combien de temps tiendrai-je ? Milo me semble peser des centaines de kilos en cet instant, lesté qu'il est du démon qui le tient par le poignet.
— Refermez le puits ! je hurle à qui veut bien l'entendre.
Je ne sais même plus qui est dans les pommes, qui est réveillé, qui est attaché. J'ai perdu tous mes repères. Je ne sais pas combien de temps s'écoule, je ne vois que Milo. Milo qui ne doit pas mourir. Milo qui ne peut pas mourir, parce que je dois encore le tuer.
Sauf que, si je le lâche, le résultat sera le même. Je l'aurai bel et bien tué.
— Lâche-moi, Joséphine ! crie-t-il. Sauve-toi ! Sauve les autres !
— Non !
Le démon se met à rire par la gorge de Flavio. Sa voix est bien trop belle pour le monstre qui se cache sous la surface.
— Fais-le, Joséphine.
Fais-le, Joséphine.
Les larmes dévalent mes joues. Pendant un instant, je ne sais même plus si je suis dans une vision ou dans la réalité. Tout se mélange. Tout se confond.
— Je vous en supplie, refermez ce puits ! je sanglote. Milo, accroche-toi.
— Lâche-moi, sauve-toi ! Je t'en supplie.
— Non !
— Je m'en charge !
Mon cœur se brise en mille morceaux en entendant la voix de Charlotte. Du coin de l'œil, je la vois se faufiler jusqu'au livre, qu'elle commence à feuilleter à toute allure.
— Rien n'est en français ! me crie-t-elle.
— La bougie ! hurle ma mère, qui est revenue à elle. Il faut éteindre la bougie !
Elle commence à ramper dans ma direction, mais elle ne pourra pas m'aider. Ses bras sont toujours attachés dans son dos. Et son visage... Mon Dieu. Il est tout contusionné, et elle pleure autant que moi.
Le démon se met à rire, puis il secoue la tête.
— Tu sais déjà qu'il ne tombera pas, petite humaine. Tout ça ne sert à rien.
Il me faut un instant pour comprendre qu'il s'adresse à moi. Je l'ignore et redouble d'efforts pour tenir Milo. On ne meurt pas aujourd'hui.
— Je le touche, je vois sa mort. Telle mère, telle fille, dit-il en plongeant son regard dans le mien.
Il sait. Il sait que c'est moi qui tuerai Milo. Il veut me torturer.
— Je changerai le futur, je lui réponds, la voix tendue par l'effort que je fournis.
Un demi-sourire, si semblable à ceux de Milo, vient fendre son visage.
— Tu le sais déjà, pourtant, répond-il d'une voix bien trop lente pour la situation dans laquelle il se trouve. Tu sais déjà que c'est impossible. Ton don, c'est mon don. Tu m'appartiens.
— Je trouverai un moyen.
Il se met à rire.
— La bougie, bon sang ! crie ma mère. Charlotte !
— Au revoir, Joséphine. Nos chemins se recroiseront bientôt.
Charlotte souffle la bougie. Puis tout s'éteint.

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant