Il m'aurait probablement fallu plusieurs minutes pour redescendre sur Terre sans l'arrivée quasi simultanée de mon némésis personnel, mais malheureusement pas très confidentiel. Il s'avance dans le hall et salue les gens à la ronde comme si l'ami du peuple faisait campagne pour être élu président de la galaxie. Benjamin Muñez, fléau de mon existence scolaire.
Il y a des choses qui vous manquent pendant les longues vacances, malgré la joie d'être dispensé de cours. Des gens, des habitudes, un certain confort. Dans mon cas et dans l'ordre : Anna, la bibliothécaire, la bibliothèque, et la tranquillité de la bibliothèque. Ma petite zone de confort personnelle, neutre, petit cocon de sécurité contre l'adversité. Ou les adversaires. Comme celui qui se tient à présent juste devant moi à l'endroit exact où se trouvait moins d'une minute auparavant le mignon un peu trop sexy pour mon équilibre mental. Il ne m'a absolument pas, mais alors pas du tout, du tout manqué.
Benjamin est l'archétype du play-boy écervelé, sauf qu'il n'a même pas la décence d'être bête comme ses pieds. C'est bien ce qui le rend dangereux. Avec ses cheveux d'un blond de surfeur qu'il a gardé en grandissant en se moquant des lois de la génétique, sa peau naturellement hâlée qui devient pain d'épice dès qu'un rayon de soleil a le malheur de filtrer entre les nuages en plein hiver et d'un beau chocolat clair en été, ses yeux d'un brun sombre que des paillettes dorées font ressortir quelle que soit la luminosité ambiante, il a tout du beau mec qui ne s'ignore pas et il est son plus grand fan. Benjamin Muñez est le mec qui a lancé la campagne anti Jo la BarJo pour me brûler en place de Grève quand on avait huit ans. Dire qu'on était meilleurs amis avant ça. Le Karma est une vaste fumisterie.
Malgré sa personnalité urticante, je ne peux m'empêcher de sourire en le voyant, parce que l'arrivée du nouveau va lui faire perdre un bon cinquante pour cent de sa clientèle et qu'il ne le sait pas encore. Donc il peut bien être de méchamment bonne humeur ; ça ne va pas durer.
Il y a peut-être une justice sur Terre, après tout.
— Je vois que t'as toujours pas d'argent pour t'acheter des habits ou un peigne, me lance-t-il en lieu et place de salutations.
Pas qu'il sache ce que sont des salutations conventionnelles ni ce qu'est une friperie, endroit où je dégote toutes mes fringues pour ne pas participer à la surconsommation dans la mesure de mes petits moyens.
Comme ma résolution – prise il y a douze secondes et demie grâce aux nouveaux développements palpitants de ce début d'année – est de voir les choses du bon côté, je continue à sourire sans lui répondre. Surtout que c'était bien une réplique de gros naze. Zéro pour créativité, trois pour l'exécution. Pourquoi est-il si populaire ? Voilà le vrai mystère sur lequel les scientifiques devraient se pencher. Le monde a le droit de savoir.
— Ou alors tes parents te détestent, je sais pas. Note, c'est sûrement pour ça que ta mère s'est tirée.
Je me sens plisser les yeux. On ne touche pas à ma mère. C'est un sujet tabou. Il peut m'insulter autant qu'il veut, mais la mettre sur le tapis est un coup bas. Il en a parfaitement conscience. Tout le monde sait qu'elle a mis les voiles du jour au lendemain quand j'avais cinq ans. À petits villages, grands ragots. Même si Benjamin ne le sait pas, je suis bel et bien la raison pour laquelle elle est partie, et pas un jour ne se passe sans que la culpabilité d'avoir privé papa et Ruben de sa présence me ronge de l'intérieur. Elle nous a quittés parce qu'elle ne pouvait pas toucher sa propre fille sans que celle-ci se mette à hurler et que c'était devenu impossible à vivre, autant pour elle que pour moi. Parce qu'elle ne meurt pas paisiblement, comme papa et Ruben. Dans ma vision, elle suffoque, sa poitrine est douloureuse à en crever, le rouge est partout. Une légère odeur de soufre recouvre celle, plus discrète, du sang qu'elle perd, et le bruit qu'elle produit en cherchant désespérément son air est le seul qui trouble le silence environnant. Jusqu'à ce que des pas résonnent autour d'elle comme l'écho de centaines d'hommes au point d'en devenir assourdissants. Sauf qu'il ne s'agit que d'une seule personne. Moi.
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TOUCH [TERMINÉ]
Ficção AdolescentePas facile d'être ado. Encore moins quand on est dotée d'un pouvoir qui permet de vivre les dernières secondes de la vie de quelqu'un rien qu'en le touchant. Même accidentellement. Même sans le vouloir. Bienvenue dans ma vie, les gars. C'était déjà...