La Créature de Mammenstein

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— Tu n'étais vraiment pas obligé de m'accompagner, Victor, dis-je à ce dernier alors qu'on arrive devant chez moi.
Il hausse les épaules et donne mollement un coup de pied dans un caillou qui avait le malheur de traîner devant lui. Il m'a déjà raccompagnée la veille, et je pense qu'il ne me laissera plus jamais seule après ce qui s'est passé vendredi.
— Bah, on habite dans la même direction, et je m'inquiétais déjà pour ta deuxième branche de lunettes après le regard que t'a lancé Emmalou, commence-t-il.
Je porte machinalement la main aux vestiges de mes lunettes, qui ne tiennent que grâce à un bout de scotch. Je n'en avais que du fantasy gris brillant avec des étoiles or. Foutu pour foutu, je me suis dit que ça ajouterait à mon charme naturel. Cependant, je sais que ce qui l'inquiète le plus n'est pas la vengeance d'Emmalou et sa sbire, mais la mystérieuse personne au hoodie qui a essayé de faire diminuer la circonférence de ma gorge.
— Et maintenant que ta mère a annoncé à Caroline et Emmalou qu'elles seraient collée avec nous... Ça me paraissait plus sûr.
Ma mère... J'ai passé le week-end à refuser ses appels et le début de la semaine à l'ignorer du mieux que je pouvais tout en écoutant ce qu'elle disait en cours pour ne pas devoir demander ses notes à Charlotte. J'ai aussi temporisé avec Milo, qui veut toujours me parler mais qui respecte ce que je lui ai demandé. Je ne pourrai pas continuer à fuir très longtemps, mais toute cette histoire commence à me peser. Il y a trop. Trop de mystère, trop de choses qui se passent. J'ai besoin de solitude. Je n'ai mêne pas eu un week-end reposant, puisque je l'ai passé à éviter ma mère, remplir le surplus de tâches domestiques pour ma punition et faire des recherches sur le fameux Flavio. C'est un fantôme, dans tous les sens du terme. On n'a pas trouvé davantage de traces de sa disparition que des meurtres qui ont eu lieu vingt ans plus tôt. Soit il s'agit réellement d'une légende urbaine et Flavio vit tranquillement quelque part part sa femme et ses gosses, soit cette histoire n'en finit pas de devenir louche.
— Merci encore de m'avoir raccompagnée, Victor, je lance en poussant vivement le portail devant chez moi pour m'engouffrer dans mon jardin.
— À toute, Jo. Je passe te rechercher à et quart.
Je lui adresse un signe de la main sans même me retourner et me réfugie chez moi comme si on était en train de me canarder depuis la rue. À peine entrée, je m'appuie contre la porte et lâche un profond soupir de soulagement. Je ne sais pas ce qui m'arrive dernièrement, j'ai vraiment besoin d'un moment seule pour me ressourcer. Trop d'interactions sociales cette semaine. Beaucoup trop. Passer une heure en tête à tête avec Mr Bojangles à ruminer nos noires pensées en silence me fera le plus grand bien.
Sauf que, quand j'ouvre les yeux, je me rends compte que je ne suis pas seule. Ma mère se tient dans l'encadrement de la double porte qui mène au salon. Sa bouche est ouverte, comme si elle était au milieu d'une phrase qu'elle n'a jamais prononcée.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Je regrette aussitôt que mon ton soit autant sur la défensive. Objectivement, la voir, ici, en face de moi me fait vraiment plaisir. Si seulement les coins de mon cœur ne s'effritaient pas un peu plus chaque fois que c'est le cas.
— J'ai pensé qu'on pourrait reprendre la conversation où on l'a laissée...
Il me faut un instant pour comprendre qu'elle parle de celle qu'on a eue près d'une semaine plus tôt.
— Tu veux dire que tu as soudainement envie de me dire pourquoi tu es ici ?
Elle a l'air penaude. Si on m'avait dit un jour que je pourrais avoir cet effet-là sur mes propres parents. Il va neiger.
Ce n'est qu'à l'instant où je me fais cette réflexion que je remarque que maman porte un des gros pulls à col roulé de papa, bien trop grand pour elle. Elle doit mourir de chaud.
— Aussi, répond-elle d'une voix qui me semble enrouée par l'émotion.
Et elle écarte les bras.
Je crois que je me mets à pleurer avant même de traverser la distance qui nous sépare pour me jeter dans ses bras. Je n'en suis pas vraiment sûre. Tout ce que je sais, c'est que je passe les minutes suivantes à le faire, serrée contre elle, pendant qu'elle me caresse doucement les cheveux. Quand elle finit par m'écarter pour me regarder dans les yeux et m'effleurer la joue, je prends conscience qu'elle porte également une de mes paires de gants.
— Tu n'aurais jamais dû coller Caroline et Emmalou, dis-je entre deux sanglots mourants. Elles vont me tuer.
J'ignore pourquoi c'est la première chose que je trouve à lui dire, et j'ai aussitôt une drôle de sensation dans l'estomac. En dehors de Charlotte et Victor, je n'ai parlé à personne de la personne au hoodie qui, elle, a bel et bien essayé de me tuer. Je sais que j'aurais dû, mais j'en étais incapable.
— C'est moi qui vais la tuer si elle touche encore à un seul de tes cheveux, répond-elle doucement en portant la main à ma branche de lunettes cassée. Très tendance. Mais il faudra qu'on fasse un saut au magasin pour t'en faire une nouvelle paire.
J'acquiesce avant de me souvenir que tout ça n'est pas normal. Ma mère n'habite pas avec nous. On ne doit pas passer du temps ensemble. On ne doit pas être physiquement proches. Je ne dois pas m'habituer à ça. À ce sentiment de bien-être que je ressens grâce à sa simple présence.
Mon cœur se brise un peu plus.
Je fais un pas en arrière.
— Tu ne devrais pas être ici. On peut avoir cette conversation par Skype.
— Jojo...
Il n'y a que Mère Renarde qui a le droit de t'appeler comme ça ?
La voix de Milo résonne à mon esprit comme s'il venait de chuchoter dans mon oreille.
— Tu connais le fils de Gimaldi ? Milo ? je demande quand elle fronce les sourcils.
— Il est dans ta classe, commence-t-elle, puis elle s'arrête brusquement.
Pourquoi ai-je la cruelle sensation qu'elle n'aime pas cette question ?
Non. Elle n'aime pas que je la lui pose. Nuance.
Il y a un moment de flottement très étrange durant lequel aucune de nous ne prononce le moindre mot, alors que c'est comme si je pouvais entendre exploser les non-dits tout autour de nous. Le temps que je passe avec ma mère est compté. En face de moi, elle ne peut pas couper la conversation en appuyant sur un simple bouton.
Je retiens ma respiration et je plonge dans le vide.
— Il pense que vous avez fait quelque chose de grave il y a vingt ans et que ce qui arrive en ce moment en est la conséquence.
Le choc sur son visage est la seule preuve dont j'ai besoin.
— Il t'a dit autre chose ? demande-t-elle d'une voix beaucoup trop calme.
— Qu'il va se repasser quelque chose bientôt.
L'inquiétude prend possession de ses traits, mais elle se recompose si rapidement que j'aurais tout aussi bien pu l'avoir imaginé. Elle s'avance vers moi et se penche en me prenant doucement, mais fermement, par les épaules.
— Écoute-moi bien, Jojo, ne t'approche pas de ce garçon. Est-ce que tu m'entends ?
— Pourquoi ? je demande en essayant de reculer.
— Il te mettra en danger. Je veux que tu restes éloignée de tout ça. C'est à nous d'arranger les choses, pas à vous.
— Mais qu'est-ce que vous avez fait il y a vingt ans, bon sang ?
Elle ouvre la bouche, mais aucun sont n'en sort.
— Il dit qu'on est pareils, lui et moi. C'est vrai ?
Elle ferme les yeux et expulse lentement l'air de ses poumons.
— Je ne sais pas, ma puce. Je n'en sais sincèrement rien.
Je fais un nouveau pas en arrière. Je sais qu'elle ment. J'ignore pourquoi, mais je le sais sans l'ombre d'un doute.
— Qu'est-ce que vous avez fait ?
— Promets-moi de ne pas te mêler de cette affaire, Joséphine. C'est à nous de gérer.
— Qu'est-ce que vous avez fait ? j'insiste d'un ton bien trop sec.
Elle ferme les yeux.
— On a joué avec des choses avec lesquelles on n'aurait jamais dû jouer, et on a payé très cher cette erreur de jeunesse.
Elle marque une pause, comme si elle hésitait à ajouter quelque chose. Puis, finalement, comme moi juste avant, elle se lance.
— Je me suis toujours demandé... J'ai toujours... Si je n'avais pas...
— Maman ?
Ses yeux débordent de larmes.
— Je crois que c'est ma faute si tu es comme tu es.
–—Comm...
— Maman ? fait la voix enjouée de mon frère. Maman !
Aucune de nous deux n'avait entendu la porte s'ouvrir. Ruben fonce vers elle et lui saute au cou. Elle le serre de toutes ses forces, baignant ses cheveux de larmes tandis qu'elle renifle ses cheveux et tourne sur elle-même. Je réprime mes propres larmes qui montent et leur laisse leur moment d'intimité. Mon frère aussi a grandement besoin d'un câlin. C'est son tour. Et mon cœur est en tellement de morceaux qu'on ne pourrait même plus en faire un puzzle.
Je marche vers ma chambre comme un robot.
J'ignore ce qui est le plus douloureux en ce moment.
Apprendre que ma mère est peut-être responsable de ma malédiction, ou qu'elle semble penser que ça fait de moi un monstre ?

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant