Un marché est un marché

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Lorsque je reviens à moi, une migraine de tous les diables me déchire le crâne. J'ai d'abord de la peine à comprendre où je me trouve. Mes yeux pulsent et je vois trouble. Tout n'est qu'un fouillis de vert et de gris. Quand je comprends où je me trouve, l'horreur me saisit aux tripes et la nausée me fait me plier en deux.
Sauf que c'est physiquement impossible. Mes mains sont attachées au-dessus de ma tête. Et l'odeur... l'odeur pestilentielle de moisissure parfume la bile qui reste coincée dans ma gorge.
Je suis dans la grotte.
Un frisson glacé remonte le long de mon échine et les poils se dressent sur mes bras nus comme un millier de soldats à l'affut.
Je suis dans la grotte, et je suis attachée.
Le bruit des chaînes qui traînent par terre me fait sursauter et je me mets à sangloter avant même de comprendre ce qui se passe.
— Jo, Jo ! Tout va bien, Jo. On ne meurt pas aujourd'hui.
Je tourne la tête en direction du bruit et je devine Milo, à quelques mètres de moi. Ses bras sont également au-dessus de sa tête. On est emprisonnés. On est emprisonnés dans une grotte où on monstre rôde en liberté.
J'essaie de me rappeler comment on est arrivés là, mais mes souvenirs ne sont qu'un amas de confusion et... Anna ! Où est Anna ? Elle a juste eu le temps de me mettre en garde avant que...
Avant que quoi, au juste ? La salle des profs était vide et...
— Ah, enfin réveillée, dit une voix familière. Il t'en aura fallu du temps. Ton jeune ami ici présent nous a déjà rejoints depuis dix bonnes minutes.
Anna. Elle ne m'a pas mise en garde, tout à l'heure, dans la salle des maîtres. C'est elle qui m'a assommée. Mon cœur se brise en essayant de trouver une raison, n'importe quelle explication, qui justifierait tout ça, qui motiverait son geste sans en faire la personne qui a brisé le pavé numérique, mais...
J'ai beau chercher, je ne trouve rien.
— Pourquoi ?
C'est tout ce que je parviens à dire d'une petite voix d'enfant meurtrie.
— Pourquoi ? répète-t-elle, étonnée. Tu devrais demander ça à ta mère. C'est vrai, ça, Claire, pourquoi ?
Je ne la discerne pas vraiment, aussi ne vois-je rien du tout à l'endroit où elle regarde. Est-ce que ma mère est là ? Où sont encore passées mes lunettes ?
— C'est la sœur de Flavio, m'annonce Milo. Et elle est complètement folle.
J'entends le bruit d'une langue qui claque contre un palais.
— Dis voir, le minus, là, je te saurai gré de ne pas partir du principe qu'une femme est folle juste parce que tu ne comprends pas ses motivations.
Elle n'a pas tort sur le fond, cependant je ne vois rien, rien qui puisse justifier qu'elle nous ait capturés, attachés, ni de toute évidence invoqué le monstre pour qu'il tue dans l'école. Sauf...
Elle n'a jamais pardonné, avait dit Mme Bernasconi. Jamais oublié.
J'avais pensé qu'elle parlait d'elle à la troisième personne, mais si Anna est bel et bien la sœur de Flavio...
Anna. Un prénom italien. On a soupçonné Grimaldi à cause de son patronyme, mais Anna ne m'est pas une seule fois passée par la tête comme suspecte potentielle. Elle a toujours été si gentille avec moi, si maternelle dans son affection, toujours prête à aider, contrairement à ma propre mère.
D'un autre côté, personne ne m'est passé par la tête, en dehors de nos parents.
— Est-ce que ma mère est là ? je demande, me souvenant qu'Anna s'est adressée à elle juste avant.
Je vois la silhouette d'Anna, sombre et fine tache contre le vert de la grotte, pencher la tête sur le côté.
— J'oubliais que tu es pratiquement aveugle sans tes lunettes, s'amuse-t-elle. Tiens, ça te sera utile pour la suite.
La suite ? Quelle suite ? Ai-je réellement envie de savoir ?
Elle s'approche de moi et me fourre quelque chose sur le visage. L'instant d'après, je la vois presque correctement. Mes lunettes sont sales et un peu cassées, mais je commence à avoir l'habitude. Je vais encore avoir besoin d'une nouvelle paire.
...si je survis.
Anna me sourit, mais il y a quelque chose d'étrange dans ce sourire, de différent. Toute de noir vêtue comme elle l'est actuellement, j'ai un flash de la personne au hoodie qui m'a attaquée il y a une semaine, et j'ai un mouvement de recul.
— C'était vous ?
Anna penche à nouveau la tête sur le côté.
— Il va falloir être plus précise, ma petite Jo. C'était moi quoi ? Qui ai invoqué le démon ? Non, tu peux remercier ta mère pour ça.
— Vous qui m'avez attaquée la semaine dernière.
— Ah, ça... Oui, soupire-t-elle. J'essayais de gagner du temps. Mais ton petit ami ici présent a décidé de retarder mes plans. Ce n'est pas grave, tout sera bientôt fini.
— Tout quoi ?
J'ose à peine poser la question.
— Eh bien, tout ce que ta mère a commencé il y a vingt-cinq ans.
Elle hausse les épaules comme s'il s'agissait d'une évidence. Pendant un instant, la peur fait place à la colère et je bouillonne intérieurement. Je commence à avoir sacrément marre de ces adultes qui gardent tout pour eux.
— Mais qu'est-ce qu'ils ont fait ?
— Claire, hé, Claire ! l'appelle-t-elle en chantonnant comme si on était à un pique-nique en famille. On a une question pour toi.
Anna se relève et s'éloigne. C'est alors que je remarque ma mère, par terre, à peut-être dix mètres de moi, vers le centre de la grotte. Elle a également les mains attachées, mais dans le dos, et elle semble inconsciente. Anna s'approche d'elle et l'observe sous toutes les coutures avant de relever la tête, l'air un peu ennuyé. Puis elle lui donne un petit coup de pied pour jauger la réaction. Aucune.
— J'ai peut-être frappé un peu fort, se lamente-t-elle. Il faut dire que j'en rêvais depuis si longtemps, aussi. Ma foi, elle finira bien par se réveiller. Et, dès que ce sera le cas, on pourra passer à la suite.
— Quelle suite ? demande Milo.
Je l'avais presque oublié, trop occupée à vérifier que je ne portais pas de bleu. Il a plus de courage que moi. Je ne suis toujours pas sûre de vouloir savoir.
— Eh bien, je vais récupérer mon frère, et, en échange, je vais sacrifier Jo, répond-elle comme s'il s'agissait d'une évidence.
— Et ma mère ? je demande, enregistrant à peine le fait qu'elle vient de parler de me sacrifier.
— Ta mère ? Je ne vais rien lui faire. Je ne veux pas qu'elle meure, je veux qu'elle souffre comme on a souffert quand elle nous a enlevé Flavio.
Son ton est glacial, et un nouveau frisson me parcourt. Jamais je n'aurais cru qu'elle avait ça en elle.
— Est-ce que vous pouvez au moins nous expliquer ce qui s'est passé ? demande Milo. On est dans le noir total. Jusqu'à maintenant, on pensait que nos parents étaient de mèche avec le démon.
Anna semble méditer ce qu'il vient de dire, puis s'assied, à une bonne distance de ma mère tout de même et de façon à pouvoir la surveiller. Ce n'est qu'alors que je remarque le long couteau qu'elle tient. On dirait un truc sorti tout droit d'un film d'horreur. Mes sueurs froides sont de retour. Est-ce avec ça qu'elle compte me sacrifier devant ma mère ?
Comme s'il s'agissait d'une réponse à ma question silencieuse, le bruit des chaînes me fait à nouveau sursauter. Mais le démon n'est pas là. J'ai beau fouiller la grotte des yeux, je ne vois rien.
— Oh, ne faites pas attention à lui, nous dit Anna. Il reviendra quand je l'appellerai.
Cette pensée n'a rien de réconfortant. On dirait qu'elle parle d'un chien. Un chien qui liquéfie les gens à qui il fait la fête.
— Vous ne savez vraiment rien de ce qui s'est passé ? demande-t-elle au bout d'un moment, une vraie note de curiosité dans la voix.
Je secoue la tête. Du coin de l'œil, je vois que Milo en fait autant. Anna soupire.
— Vos parents et mon frère étaient à l'école ensemble, commence-t-elle. Ta mère sortait avec mon frère. Ils étaient tellement amoureux que c'en était presque révoltant. Ils étaient toujours collés l'un à l'autre. Je m'en souviens comme si c'était hier. Ta mère, Jo... j'aimais tellement ta mère. C'était comme la grande sœur que je n'avais jamais eue. Elle passait tout son temps chez nous. La vie de famille n'avait jamais été aussi joyeuse avant qu'elle arrive. Pas depuis le décès de mon père. Elle avait ce don, cette faculté qui faisait que tout ce qu'elle entreprenait, tout ce à quoi elle participait devenait heureux. On l'aurait suivie jusqu'au bout du monde. Quelque part, c'est ce que ses amis ont fait... et ça s'est méchamment retourné contre eux.
Elle se tourne pour regarder ma mère, presque comme on regarde un enfant dormir, avec tendresse étrange, presque intime. Et pourtant. Pourtant on dirait que quelque chose couve sous cette tendresse. Quelque chose de noir et de faisandé.
— Comme beaucoup d'élèves avant eux, ils ont un jour décidé d'entrer par effraction dans le collège pour refaire la déco du directeur avec du papier toilette, ou quelque chose dans ce goût-là. Mais en fouillant son bureau, ils sont tombés sur un livre étrange qui contenait une carte. Je vous le donne en mille, cette carte menait ici, dans cette grotte, qui se trouve là depuis des centaines, voir des milliers d'années et qui est protégée des humains dans notre genre depuis tout aussi longtemps. Vous voyez, cette Chose, ce démon qui est prisonnier ici est connu depuis belle lurette. Et comme personne n'a jamais été en mesure de le renvoyer là d'où il vient, ils le gardent prisonnier ici comme ils peuvent.
— Qui ça, ils ? demande Milo.
— Ça, c'est la question à un million, lui répond-elle. Je n'ai jamais réussi à le découvrir. Un ordre, ou quelque chose du genre. Tu demanderas à ton père, en tant que directeur de l'école, il en fait forcément partie. Ils n'ont jamais mis à la tête de l'école quelqu'un qui n'était pas des leurs. C'est pour ça que le directeur précédent avait le livre que ta mère a volé, Jo.
Pourquoi mon petit doigt me souffle-t-il que c'est précisément le livre qu'on cherche ? Celui qui est censé nous aider à chasser le démon ?
Mais si des générations de gens qui le surveillent n'ont pas réussi, pourquoi y arriverions-nous ? Bon sang, dans quoi avons-nous mis les pieds ?
— Ils ont mené leur petite enquête pour trouver ce lieu, reprend Anna. À l'époque, pas de verrou numérique sur la porte. Pas même de porte. Personne n'était censé descendre dans les bas fonds de l'école. Jusqu'à ta crétine de mère.
Elle secoue la tête, comme si elle avait cette pensée en horreur.
— D'ailleurs, merci d'avoir laissé la porte ouverte.
C'est donc bien elle qui a cassé le pavé numérique. Pas étonnant. Mais attendez une minute...
— Pourquoi avoir cassé le pavé numérique ?
— Pour entrer et le laisser sortir, quelle question.
— Mais... si vous n'étiez jamais entrée, comment a-t-il pu tuer des gens dans l'école ?
Anna me regarde avec un air désolé. Comme si je ne comprenais rien à rien.
— Parce que j'avais ça, dit-elle en attrapant le livre qui était posé à côté d'elle et que je n'avais pas encore remarqué. Je l'ai retrouvé dans les affaires de mon frère après l'accident. J'ai pu servir d'intermédiaire.
— L'accident ?
— Le moment où ta mère a poussé mon frère dans le puits pour ne pas y être aspirée elle-même.
Attendez, quoi ?
— Ça n'avait rien d'un accident, mais c'est comme ça qu'elle le décrit depuis des années, donc j'ai pris l'habitude de le dire aussi, pour qu'ils ne me soupçonnent pas.
— Mon père et sa mère ?
— Notamment, oui. Mais où en étais-je ? Ah oui, ta mère qui vole le livre et qui décide d'essayer des sorts qu'elle y a trouvés. Quelle ingéniosité. Bon, je t'avouerai que ce n'est pas tous les jours qu'on tombe sur un vrai grimoire avec des sorts qui fonctionnent, mais quand même. Faire voler des objets, c'est sympa, par contre quand il s'agit d'invoquer des démons, j'aurais bien aimé qu'elle y réfléchisse à deux fois.
— Elle savait que c'était un démon ? je m'entends demander, des frissons dans la voix.
— Je ne pense pas, mais qu'est-ce que ça change ? demande-t-elle à son tour avant de marquer une longue pause méditative. Sur la page du sort pour Az'hoqan, il est inscrit « pouvoir infini ». Dieu sait quel bien elle aurait pu faire avec à dix-sept ans. Quoi qu'il en soit, ils l'ont invoqué, les choses se sont mal passées, et nous voilà.
Je commence discrètement à essayer de tirer sur mes liens. Heureusement, il ne s'agit pas de menottes ou de chaînes, juste d'une corde. Malheureusement, elle est vraiment bien serrée. Je commence à avoir des fourmis dans les mains
— Pourquoi avoir besoin de moi ? je demande pour gagner du temps.
Anna tourne la tête vers moi et me regarde comme si elle m'avait totalement oublié le temps de se pencher dans le passé.
— Pourquoi ? À cause de ton don, quelle question. Il te veut.
Un nouveau frisson me remonte les bras Je n'ai aucune envie de finir en gros tas de slime.
— Pour faire quoi ?
— Ne t'inquiète pas, il ne va pas te manger, comme les autres. Il a besoin de ton corps.
Je grimace bien malgré moi. L'idée n'est pas plus rassurante.
— Son corps démoniaque est lié à ce lieu. Il lui faut quelqu'un qu'il puisse posséder pour sortir d'ici.
— Et faire quoi ? je demande, horrifiée.
— Alors ça, tu vois, ça ne me regarde plus. Moi, je veux juste récupérer mon frère.
— J'ai aussi des pouvoirs, dit Milo.
Même si je suis épouvantée par sa confession, je profite du fait qu'Anna braque les yeux sur lui pour tester à nouveau la solidité de mes liens. Il me semble que la corde commence légèrement à céder, mais je n'en suis pas sûre du tout. Peut-être que l'espoir me fait halluciner, tout simplement.
— Intéressant, dit Anna. Pas surprenant, quand on y réfléchit bien. Ils ont tous marchandé avec Az'hoqan, il est logique qu'il les ait tous entubés.
— Comment ça ?
Anna rigole.
— Eh bien, vois-tu, ils ont marchandé pour obtenir des pouvoirs en échange d'une partie d'eux. Mais cette partie d'eux, c'était leur descendance.
Elle se remet à rire.
À nouveau, le bruit des chaînes qui traînent par terre me fait frissonner. Pourtant, je ne vois toujours le monstre nulle part. C'est un cauchemar, un vrai cauchemar. Il faut qu'on se détache. Il faut qu'on libère ma mère. Il faut qu'on sorte d'ici. Mais comment ? Je n'y arriverai jamais, seule. Milo est trop loin, trop inaccessible.
Ma seule solution est de la faire parler le plus longtemps possible pour tirer sur mes liens quand elle ne regarde pas. J'espère que Milo en fait autant.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que le démon va vous rendre votre frère ? je lance.
— Un marché est un marché.
— Vous venez de nous dire qu'il a entubé nos parents. Qu'est-ce qui l'empêchera d'en faire de même avec vous ? rétorque Milo, qui a dû réfléchir à la même stratégie que moi.
Pendant un instant, elle ne semble pas contente du tout. Mais ce n'est qu'un flash sur son visage, et elle se recompose immédiatement. Sans son couteau, elle aurait l'air parfaitement à sa place dans un salon de thé à discuter de mondanités.
— Parce que je ne suis pas aussi stupide qu'eux, dit-elle avec dédain. Je ne lui donnerai ton corps qu'une fois qu'il m'aura rendu mon frère sain et sauf.
— Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est toujours vivant, vingt-cinq ans plus tard ? continue Milo.
Elle tourne un regard plein de morgue vers lui. J'en profite pour tirer sur mes liens. Mais rien ne bouge. Les fourmis deviennent de plus en plus insupportables.
— Je lui ai parlé.
Rassurant.
— Et ? Une fois qu'il sera là, quoi ? je lui demande. Vous allez faire comme si de rien n'était ? Comment allez-vous expliquer son retour aux gens ?
Je me fiche bien de la réponse. J'espère juste que les liens de Milo sont moins serrés que les miens.
— Je n'ai rien à expliquer, lui non plus. S'il le faut, on dira que c'est mon cousin. L'essentiel est qu'il revienne.
Je suis sur le point de répondre quelque chose, mais un mouvement au milieu de la grotte attire mon attention. Je me fige aussitôt. Mais aucun bruit de chaînes ne retentit.
— Ah, s'exclame Anna avec bonheur. Regardez qui décide enfin de se joindre à nous.
Et, aussi sûrement que ça, je vois ma mère ouvrir les yeux.
Puis les écarquiller d'horreur.

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant