Chez toi ou chez moi?

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On reste plantés un bon moment comme des imbéciles à se demander ce que M. Grimaldi vient faire ici et quel est son lien avec la grand-mère de Flavio. Ces deux-là étaient à l'école ensemble, mais pourquoi viendrait-il rendre visite à sa grand-mère tout ce temps après? Et pourquoi le même jour que nous? C'est franchement louche.
— Il faut admettre que ça paraît quand même un peu louche.
Ce n'est pas moi qui ai parlé mais bien Milo, à ma grande surprise. On relève les trois les yeux sur lui, un peu hésitants.
— Ça ne veut rien dire, je m'entends le rassurer.
Sauf que personne n'y croit, moi la première. Louche est un euphémisme.
— Bernasconi, Grimaldi, commence Charlotte, hésitante. C'est possible qu'elle soit de ta famille?
Peut-être qu'on vient tous de penser que la coïncidence des deux noms italiens pourrait ne pas en être une, peut-être qu'on essaie tous de se rassurer. Peut-être aussi qu'aucun de nous n'y croit réellement, si j'en juge à nos airs contrits.
— Pas que je sache, répond Milo d'un ton morne. Bon.
Je m'attends à ce qu'il enchaîne, mais il n'en fait rien. Alors on décide tacitement de surveiller combien de temps Grimaldi passe chez la grand-mère Bernasconi et on se cache derrière un arbre, même si on n'aurait carrément pas eu besoin, parce que, quand le principal intéressé ressort, une bonne heure plus tard, il ne jette même pas un regard dans notre direction. Il serre à nouveau madame Bernasconi dans ses bras et s'en va le coeur léger en direction de l'école.
— Mon père est définitivement louche, dit Milo une fois que celui-ci est parti.
— Et ma mère est définitivement louche, je surenchéris.
— Mes parents sont plutôt cool, dit Victor, et Charlotte lui met un coup de coude dans les côtes. Ben quoi, c'est vrai.
— C'est vrai, mais c'est pas le moment, dit-elle, les dents serrées.
— Bon, qu'est-ce qu'on fait, maintenant? je demande pour changer de sujet.
J'ai vraiment le don pour changer de sujet. On se regarde comme des âmes en peine.
— Je suppose que je fouille le bureau de mon père, annonce Milo. Tu peux fouiller celui de ta mère?
— Je...
Il n'est pas vraiment au courant de ma situation familiale étrange, et je ne vois pas comment le briefer en quelques secondes devant témoins, alors je réponds juste:
— Elle n'habite pas avec nous.
— Oh, c'est juste.
Je penche malgré moi la tête sur le côté, avant de me souvenir que ce jeune homme a également des visions et que je peux ranger ma paranoïa au vestiaire. Et j'essaie de ne pas me demander s'il m'a vue dans mon pyjama Snoopy dans l'une de ces visions, parce que mon égo n'y survivrait pas.
— De mon côté, je vais voir si je peux en apprendre davantage par mon père, dit Victor.
— Et moi... je vais... faire des recherches? propose Charlotte.
— Excellente idée, je l'encourage, même si je ne sais pas du tout sur quoi elle va faire davantage de recherches et qu'elle semble pour le moment aussi perdue que moi, mais c'est Charlotte, elle va bien trouver. C'est ce qu'ils font toujours dans les films, ça ne peut être qu'une excellente idée.
Victor ouvre la bouche, mais Charlotte le bâillonne manuellement avant qu'il ne puisse me livrer le fond de sa pensée. Mr Bojangles aboie brièvement son soutien à Charlotte. Je l'avais pratiquement oublié. Le pauvre, je songe en lui gratouillant sa petite tête de pépère adorablement triste.
On discute encore un moment de tout et de rien avant de décider d'en rester là pour la journée. C'est comme si on avait besoin d'un peu de normalité avec tout ce qui nous préoccupe que parler des dernières sorties cinéma nous fait un bien fou. Qui sait, j'irai peut-être bientôt voir un film avec des vrais amis. En voilà, un scoop.
La mission la plus difficile, au final, sera celle de Victor. Fils de flic ou pas, piquer des informations à des flics est largement plus difficile et lourd de conséquences que ce que Milo et moi nous apprêtons à faire. Dans le pire des cas, si on nous retrouve en train de fouiller les affaires de nos parents, on peut être privés de sortie. Dans le cas de Victor, il peut avoir des problèmes, mais ses pères également. Il a juré qu'il ferait attention, pourtant je m'inquiète quand même. Ce n'est la première fois que je me dis qu'on joue peut-être avec des choses qui nous dépassent, que nous ne sommes que des ados.
— Je te raccompagne?
— Wouf.
Mr Bojangles répond à Milo par l'affirmative avant même que la question n'ait le temps de parvenir à mon cerveau. J'ai déjà suivi le mouvement et fait trois pas lorsque c'est le cas, et je sens le feu me monter aux joues et je commence à bégayer alors même que je ne suis pas en train de parler. Charlotte m'adresse un sourire qui veut tout dire et, à nouveau, Victor est sur le point de dire quelque chose, mais elle l'en empêche en faisant les gros yeux. On se sépare en se promettant tous d'être prudents.
— Tout va bien? me demande Milo au bout d'un moment de silence, alors qu'on marche.
J'ouvre la bouche pour répondre. La referme avant de gober accidentellement un insecte.
— Comment tu es au courant pour mes grains de beauté?
C'est une question qui me trotte dans la tête depuis un moment maintenant, et avoir pensé à mon cher pyjama Snoopy l'a fait repasser au sommet de ma liste d'inquiétudes actuelles.
Le mouvement est furtif, mais je ne manque pas le regard qu'il baisse jusqu'à mon nombril pour mieux le replonger dans le mien.
— Oh, tu sais, commence-t-il d'un ton arrangeant, comme je vous ai dit j'ai des visions par vagues. Il me faut souvent plusieurs jours pour tout démêler. Je ne sais pas trop. On le découvrira ensemble.
J'ouvre à nouveau la bouche. Il ment. Il ment comme un arracheur de dents! Il sait très bien à quelle occasion il l'apprend.
Je referme la bouche en voyant un moustique passer pas loin. Mes joues sont tellement en feu que je dois être un panneau de signalisation géant.
— Alors, lance Milo l'air de rien un peu plus loin, chez toi ou chez moi?
— QUOI.
Je fais exploser mes propres tympans tellement ma voix monte dans les aigus.
— Je crois que tu te fais vraiment des idées sur mon compte, mon grand. Quoi que tu aies vu, ça n'a aucune chance de se produire. Bonjour m'sieur Volet!
Je fais signe au vieil homme qui arrose ses tomates. Il m'adresse un signe de tête pour me saluer, sans pour autant arrêter de me dévisager. Quelque part, je suis persuadée d'avoir la même couleur que ses fruits.
À ma gauche, Milo pouffe silencieusement. Il fait un effort pour ne pas se moquer de moi, mais je ne lui rends pas la tâche facile. Je m'en rends compte dès qu'il dit:
— On doit fouiller les affaires de nos parents, tu te souviens?
Oh la la, nom d'un petit pois sous cellophane. Je me sens tellement stupide en ce moment que...
Pffff. Non en fait. Je commence à avoir tellement l'habitude de me sentir stupide que ça ne me fait plus ni chaud ni froid.
— Parce que tu voulais qu'on fasse ça ensemble? Ma mère ne dort pas chez nous, je lui rappelle brièvement sans entrer dans les détails. Je ne sais même pas si elle dort à l'hôtel ou chez des gens. Il faut que je me renseigne sur où elle pourrait garder de genre de choses.
— Tu crois qu'elle a une armoire spéciale où elle range les livres de sorcellerie?
Il me faut deux secondes pour comprendre qu'il plaisante. Puis une centaine de fois ça pour me souvenir comment on respire. Il y a quelque chose chez ce garçon, quand il sourit, qui met mon coeur sur pause. Je déteste à la fois le bleu pour ce qu'il représente pour ma mère, et je découvre que je peux de moins en moins m'en passer chaque fois qu'il plonge son regard dans le mien.
— Joséphine?
— Je déteste le bleu.
Milo fronce légèrement les sourcils.
— Merci d'avoir partagé ça avec moi. Je déteste le persil.
— OK. Il faut que je ramène Bobo à la maison.
Si on tenait un almanach de toutes les conversations les plus bizarres et absurdes du monde, je suis sûre que je serais mentionnée sur toutes les pages.
On continue en silence pendant plusieurs centaines de mètres. Ce n'est pas un silence dérangeant, encore une fois. Il y a quelque chose de facile dans le fait de passer du temps avec Milo, même si je suis incapable d'être un tant soit peu normale en sa présence. À un moment, alors que je me concentre sur l'odeur de chèvrefeuille qui flotte délicatement dans l'air tandis qu'on approche de chez moi, il me sourit et me donne un petit coup d'épaule. Personne n'a jamais fait ça avec moi.
Un sourire que je ne maîtrise pas me mange le visage. Je lui rends son geste, le coeur au bord des lèvres, quand une voix me fait m'arrêter net.
— Joséphine?
Maman se trouve derrière nous. Elle a l'air suspicieux.
— Je. On. Promène le chien!
— Bonjour, Madame Dubois, dit Milo en lui tendant la main.
— Milo.
Elle ne pourrait pas être plus froide, mais elle lui serre la main en retour.
— Tu rentres? me demande-t-elle, l'ignorant aussitôt.
— Je finis la promenade du chien et j'arrive.
Elle n'a pas l'air de me croire, mais hoche la tête. Je ne sais même pas ce qu'elle ne croirait pas, vu que je suis bien en train de promener le chien en cet instant T, mais je ne suis pas sûre que me défendre soit la meilleure stratégie du monde à ce stade. Après tout, on était bel et bien sur le point d'aller fouiller les affaires de nos parents, et rien que le fait de le savoir fait grimper ma culpabilité en flèche.
Quand elle disparaît, je pousse un profond soupir de soulagement et me tourne vers Milo, avec l'envie stupide de lui redonner un petit coup d'épaule. Mais je découvre un visage blanc qui fixe la silhouette de ma mère.
— Milo?
Aucune réaction.
— Milo?
Il perd soudain légèrement l'équilibre. Sans y réfléchir, je tends les bras pour attraper les siens de mes mains gantées et le stabiliser. Un peu plus loin dans la rue, j'entends le bruit de ma porte d'entrée qui se ferme. Maman est à l'intérieur.
— Milo! je répète une troisième fois.
Il secoue la tête, puis plonge le regard dans le mien. Même si c'est la première fois que j'y assiste, je comprends de suite ce qui vient de se produire.
— Je l'ai vue... Il y a une pièce au sous-sol de l'école, protégée par un code. Elle est entrée. Je crois que j'ai vu la séquence de chiffres.
YESSSSSS! Prends ça, New York Police Judiciaire, tu peux pas test.
— Mais Jo... Il y a autre chose, et c'est assez difficile à dire.
Ma joie retombe comme un soufflé. J'avais réussi à ne pas y penser pendant plusieurs heures.
— Je sais, Milo. Elle va mourir.
— Quoi?
— Hein?
— Quoi? Ta mère va mourir?
— Hein? C'est pas ce que tu allais me dire?
Il secoue lentement la tête, l'air triste et sombre.
— Je suis vraiment désolé, Jo. Je n'ai rien vu de tel. Mais...
Il marque une pause, comme s'il regrettait ce qu'il était sur le point de dire.
— Je l'ai vue parler à cette... chose. Elle la connaît, Jo. Elle connaît même son nom.

TOUCH [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant