Chapitre 2

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Ludford courait à en perdre haleine. Normalement il pouvait aller presque partout sans se faire remarquer, mais là il avait été pris en chasse. Son but était de rejoindre le quartier où vivait sa cousine, qui était la cheffe cuisinière au palais central. Elle restait une représentante du bas peuple pour les élites, mais avec ce poste plutôt prestigieux pour quelqu'un de son extraction, elle avait un revenu plus confortable et pouvait vivre dans un quartier moins pauvre. Et donc mieux protégé. Il pourrait peut-être y trouver refuge. Mais il lui faudrait d'abord se débarrasser de ses poursuivants.

Dans les quartiers les plus pauvres, là où vivait le jeune homme et sa famille, la situation était infernale et continuait de se dégrader depuis plusieurs mois. Ludford avait vu mourir de nombreuses personnes à qui il tenait. Des amis, des amours, des membres de sa famille. Il avait arrêté de compter les voisins et les vagues connaissances. Entre la faim, la maladie et la violence, personne n'était indemne. Il avait entendu les grands bruits qui avaient secoué toute la ville, suivis du fracas de l'effondrement des remparts en certains points. Puis les clameurs des combats. Une armée ennemie entrait dans la ville.

Ainsi, à la violence de la milice, des organisations criminelles, des religieux fous, des révolutionnaires sanguinaires, des voisins devenus ennemis à cause d'un morceau de pain, il y avait donc une armée étrangère. Ludford ne comprenait pas très bien d'ailleurs. On lui avait expliqué qu'il y avait en fait deux armées d'étrangers et que la première était déjà entrée dans la ville depuis un petit moment. Le jeune homme en avait en effet aperçu un petit détachement un peu plus tôt. Ils se déplaçaient rapidement et silencieusement, sans lumière, sans hésiter. Ils ne faisaient que traverser les quartiers pauvres et ne se battaient que s'ils rencontraient une résistance. Ludford s'était bien caché à leur passage.

Le jeune homme espérait que la deuxième armée qui allait entrer dans sa ville aurait le même type de comportement. Ces soldats n'étaient hélas pas vraiment un problème prioritaire pour lui et les autres habitants des bas quartiers. Les violences venaient des rues. Avec la dégradation de la situation ces derniers mois, chaque rue et bloc de maisons s'était replié sur lui-même pour essayer de survivre, et était tombé sous la coupe de différents groupes, qu'ils soient révolutionnaires, criminels ou religieux. Ces groupes s'ignoraient poliment tant que personne n'empiétait sur les intérêts et territoire de l'autre. Mais avec la raréfaction des ressources et l'augmentation de la violence et des morts, les rivaux étaient devenus des ennemis mortels. Les dernières semaines avaient vu de nombreux affrontements entre groupes pour essayer de faire main-basse sur les ressources de l'autre. En ces temps de crise, il manquait de tout et tous se battaient comme des chiens dans l'espoir de survivre. Evidemment les victimes principales étaient les pauvres habitants des quartiers, dont la plupart n'avaient rien demandé. Le quartier où vivait Ludford était contrôlé par une famille criminelle originaire de Pridoli. Hormis le racket qui devenait de plus en plus gourmand, les habitants n'étaient pas particulièrement embêtés tant qu'ils se mêlaient de leurs propres affaires.

Hélas avec l'éclatement de cette stupide guerre et le début des combats, la situation entre les quartiers s'était envenimée. Au lieu de faire une trêve et faire front ensemble pour essayer de survivre à ce qui se passait, de nombreux groupes d'influence ont décidé de profiter du chaos pour tirer leur épingle du jeu. Ainsi, dès le début des combats, des attaques ont eu lieu dans les rues. Que ce soit pour agrandir leur territoire, faire main-basse sur des ressources ou simplement éliminer leurs ennemis, de nombreux groupes s'étaient mis en mouvement. La situation était intenable. Le quartier où vivait Ludford n'était plus vivable.

Le jeune homme connaissait beaucoup de monde et était globalement plutôt bien vu. Il était considéré comme inoffensif. Il avait toujours eu un talent certain pour ne pas poser de question ni regarder aux mauvais endroits. Il se mêlait de ses affaires et était honnête. Il était serveur dans la petite taverne de sa famille et parfois aidait en cuisine. Il n'était jamais là quand il y avait des embrouilles et il savait quels étaient les endroits de la ville à éviter. Il était sans histoire et apprécié de tous.
Mais ce soir-là il n'avait pas pu rentrer chez lui. Dans sa rue se trouvaient des combattants d'un groupe révolutionnaire d'un autre quartier, qui avait de toute évidence décidé d'envahir celui où habitait Ludford. C'était là qu'il vivait avec sa famille, mais pour ces vautours ça n'était qu'un territoire à conquérir. Lorsque les combattants interpellèrent le jeune homme, celui-ci paniqua et s'enfuit. Il avait un très mauvais pressentiment, ces hommes avaient de toute évidence soif de sang. Evidemment sa réaction provoqua leur suspicion et ils le prirent en chasse. En courant, le jeune homme se maudissait de cette réaction de peur impulsive, mais se consola en se disant que tout le temps que ces gens passaient à lui courir après, ils ne le passeraient pas à agresser des gens à qui il tenait.

Ludford n'était pas encore en train de paniquer, mais il serait bientôt à bout de souffle. Il n'était ni très en forme physiquement, ni particulièrement bagarreur. Par contre il était malin et connaissait le terrain. Il entraîna ses poursuivants dans un dédale de ruelles dans le but de les emmener vers le territoire des suivants d'Omeri, un dieu mineur du destin et de la justice dont la plupart des Lochkovites ignoraient l'existence. C'étaient des fous furieux assoiffés de sang et de violence, qui ne toléraient personne. Leur territoire ne s'étendait que sur deux rues parallèles, mais personne n'entrait ni ne sortait, à part occasionnellement des bruits terrifiants. Et Ludford.
Il s'était lié avec le jeune fils de la grande gouroue du culte et lui avait sauvé la mise un jour qu'il s'était aventuré hors du territoire. Ludford avait réussi à empêcher une terrible agression sur le jeune garçon, lui avait sauvé la vie et l'avait ramené près des siens. Depuis, il était accepté dans le territoire et avait même mis en place un petit réseau de ravitaillement pour des denrées qu'ils ne pouvaient pas produire eux-même. Ça n'était pas forcément une affaire très lucrative au vu du fait que tout le monde manquait de tout, mais Ludford savait que ses efforts étaient appréciés.

L'idée était simple : entrer dans les rues d'Omeri, puis laisser ses habitants massacrer les combattants qui en avaient après le jeune homme. Ce ne serait pas beau à voir, mais au moins Ludford pourrait survivre et ensuite aller rejoindre sa cousine. S'il arrivait à atteindre le territoire des religieux, ce qui n'était pas sûr au vu de la supériorité physique indiscutable de ses poursuivants. La distance se réduisait. Les assaillants continuaient de l'invectiver et le menacer, ce qui montrait qu'ils étaient encore en pleine forme. Ludford était presque à bout de souffle, sa gorge le brûlait, son coeur tambourinait dans sa tête, il n'arrivait presque plus à respirer. Mais la peur lui donnait des ailes. Encore quelques mètres, il y était presque.

Le son de la voix de ses poursuivants devenait de plus en plus fort. Il entendait également de mieux en mieux le bruit de leurs respirations et de leurs pas. Il n'y arriverait pas. Il devait y arriver. L'énergie du désespoir lui fit tenir le coup et il eut l'impression même de réussir à accélérer, puis il sentit un choc dans sa jambe gauche, trébucha et s'étala de tout son long. Il ne s'arrêta pas pour réfléchir à sa vie et tenta de transformer sa chute en roulade mal exécutée pour se mettre à l'abri. Il entendit un ricanement et une bordée d'insultes, puis la douleur d'un brutal coup de pied dans les côtes le foudroya, en même temps que la réalisation d'une certitude : il allait mourir là. C'était fini. Il se recroquevilla en essayant de se protéger la tête, sous la grêle de coups tous plus douloureux les uns que les autres. A aucun moment il ne tenta de voir son assaillant. Son bourreau. Ça n'avait plus aucune importance. Les coups s'arrêtèrent et Ludford sentit une poigne de fer le saisir par les cheveux et le tirer pour le soulever, toujours en l'invectivant. Mais il ne comprenait pas ce qu'on lui disait, sa tête bourdonnait et il avait trop peur.

Il ne se levait pas et son assaillant commença à lui frapper le crâne contre le sol. Le jeune homme essayait de se débattre, se protéger. Il ne faisait pas vraiment attention aux bruits de combat, aux hurlements et aux étranges sons gutturaux autours de lui. Ce qu'il remarqua cependant, ce furent le hurlement de peur de son assaillant et le fait qu'il lui lâcha la tête. Ludford ne perdit pas de temps et décampa immédiatement sans demander son reste. Il ne se retourna pas dans sa fuite, concentré sur son objectif qui était d'atteindre les rues d'Omeri, toutes proches. Mais il prêta attention aux sons. Moins de combat, plus de hurlements de terreur et de douleur. Des bruits répugnants d'os qui se brisaient, de corps disloqués, de têtes qui éclataient. Une voix sépulcrale inhumaine qui rappelait le son des remparts lorsqu'ils s'étaient effondrés. Une langue inconnue et un rire terrifiant. La terreur lui secoua tous ses os et il sentit des larmes couler sur ses joues.

Ludford n'avait jamais couru aussi vite de toute sa vie. Il croyait qu'il avait paniqué auparavant, mais ça n'était rien par rapport à ça. Malgré ses blessures, la douleur, le manque d'air dans ses poumons. Il entendait avec soulagement que les sons restaient là où il les avaient laissés. Il n'était plus poursuivi. Il atteignit les rues d'Omeri et se mit à l'abri. Il eut la sagesse de ne pas se retourner une seule fois.

T4 - Le MonstreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant