T4 - Le Monstre

Chapitre 9

Lorsque Visean revint à lui, il était bien conscient qu'il était allongé, immobile, les yeux fermés. Le fait qu'il avait mal partout, très soif et l'impression d'avoir le tournis était très mauvais signe, de ça aussi il était conscient. Il décida de prendre son temps avant de s'agiter. Il se sentait vraiment mal. Il respira profondément, s'emplit les narines de l'odeur de renfermé, d'humidité et d'effluves corporelles. Il tendit l'oreille, récolta quelque bruit d'eau qui dégouttait, de faibles râles lointains et inarticulés, ce bruit métallique inimitable que faisaient des chaînes qui s'agitaient. Des sons de respiration régulière à ses côtés : plusieurs personnes.

Il ne voulait pas trop se mettre la pression au vu de son état, mais les premières informations qu'il percevait n'étaient pas exactement rassurantes, aussi se força-t-il à faire sortir son esprit des limbes. Les souvenirs étaient brumeux, il avait mal à la tête, il se sentait nauséeux. Mais c'était important, il avait une fonction importante, on comptait sur lui, il devait montrer qu'il était à la hauteur. Protéger le prêtre. Le jeune prêtre impétueux, égoïste.

C'était après la cérémonie de Dao avec le seigneur de Tornquist. Elle avait été particulièrement impressionnante, terrifiante. Visean avait déjà eu quelques rapides aperçus de la puissance de Gham lorsqu'il s'incarnait, mais ça n'avait été que partiel. Lors de ce rite, il avait pris pleinement possession du prêtre et s'était complètement laissé aller, avec jubilation. Cela s'était avéré absolument fascinant mais très éprouvant. La puissance pure qui émanait de ce dieu avait un effet hypnotique dans sa beauté, mais la terreur qu'il semait dans son sillage était difficile à supporter, même pour les elfes qui étaient habitués aux cérémonies religieuses parfois sanglantes. Par contre les humains non, et ceux qui avaient assisté au rite avaient très mal réagi : de nombreux malaises prirent place. Il n'y avait pourtant même pas de sacrifice humain. Les autorités de Lochkov avaient refusé de fournir des prisonniers et condamnés pour l'occasion. La cérémonie s'était donc déroulée avec des animaux, mais même avec ça, elle avait été particulièrement brutale, signe que le dieu était content.

Dao avait été ramené, épuisé, dans sa chambre, aux bons soins de sa compagne. Visean lui-même était dans les couloirs à monter la garde avec les autres gardes et Daldyn. Puis il les avait vus faire des malaises et tomber comme des mouches, avant de se sentir mal lui-même. Le sol se dérobait sous ses pieds, il ne tenait plus debout, il se sentait perdre connaissance. Juste avant de sombrer, il avait pensé au vin. La bouteille de vin que Caleb le responsable de la sécurité du palais central leur avait amené. Ça n'était pas la première fois, cela faisait plusieurs semaines que le demi-elfe passait parfois vers les gardes, leur amenant une bouteille et trinquant avec eux, sympathisant. Toute l'équipe avait appris à l'apprécier. Ce soir-là, il était passé rapidement leur amener une bonne bouteille, mais s'était excusé de ne pas pouvoir rester avec eux car il avait énormément de choses à gérer au vu de la situation.

Les elfes ne s'étaient pas méfiés et avaient bu, Caleb ayant gagné leur confiance depuis un moment déjà. Mais ça ne pouvait être que lui. Il les avait empoisonnés. Visean avait réalisé cela juste avant de perdre connaissance et la colère suscitée par cette idée lui avait donné un regain d'énergie et de combativité. Il s'était redressé, assis sur le sol, sonné, la vision floue. Il voyait une silhouette qui semblait embarquer les corps de ses compagnons. Lorsque ladite silhouette réalisa que Visean était conscient, elle s'approcha de lui, devenant de moins en moins floue. Grande, elfique, un vieux manteau en cuir élimé, une armure blanche. Des cheveux blancs. Bon sang... la mercenaire était parvenue jusque là. Leurs regards s'étaient croisés un moment avant qu'elle ne l'assomme définitivement d'un coup au visage. Elle avait une expression à la fois curieuse et déterminée.

Et le voilà à se réveiller un temps indéterminé plus tard. Il fallait que Visean se décide à ouvrir ses yeux et essayer d'agir. La situation était catastrophique, alarmante. A moins qu'il ne soit déjà trop tard. S'il avait été drogué, il avait sûrement été inconscient plusieurs heures. La mercenaire avait eu tout le temps pour accomplir sa sinistre besogne. Sandre ne manquait ni de courage ni de hargne lorsqu'il fallait se battre, mais elle ne pouvait pas offrir plus qu'un contre-temps à une combattante de la trempe de cette Ioni. Quoique... elle était peut-être très mauvaise, après tout, personne ne l'avait jamais vue se battre. Il ne fallait pas juger que sur les apparences. Mais tout ça n'était pas important là où il se trouvait. Il fallait qu'il s'active. Qu'il se sorte de là, ainsi que ses hommes, si c'était bien eux qui étaient en train de respirer à ses côtés.

Il réussit à ouvrir un oeil et la douleur dans son crâne augmenta. Il faisait nuit. Il se força à continuer, ouvrir l'autre oeil, se redresser, se remettre en mouvement. Ce fut un supplice qui lui prit longtemps, mais il finit par y parvenir, puis réveilla ses compagnons. Ils étaient tous là. Dans une cellule crasseuse et humide. Probablement dans les sous-sols du palais.

Ses compagnons étaient en souffrance et légèrement effrayés, mais la plupart étaient des soldats qui savaient faire face à la peur. Visean s'était inquiété que Daldyn, qui n'était que prêtresse, ne réagisse mal, mais elle était plus à l'aise dans l'obscurité que tous les autres. Rhya était la plus petite et la plus frêle, aussi mit-elle plus de temps avant d'émerger, mais son esprit vif se mit rapidement au travail pour comprendre où ils se trouvaient et sortir de là.

La discussion sur ce qui s'était passé était inévitable. Visean n'avait pas très envie d'y penser plus avant et préférait se concentrer sur leur situation, mais les autres n'arrêtaient pas d'en parler et d'échanger leurs impressions. Le responsable de la sécurité de Dao avait misérablement échoué à sa mission, et le fait que ses hommes en parlent remuait le couteau dans la plaie. Après avoir réussi à amener le convoi jusque-là, malgré les menaces de toutes parts et les caprices du jeune prêtre, Visean avait réussi à endosser ce rôle trop grand pour lui et à s'en montrer digne. Il avait même échafaudé un plan pour éliminer la menace que représentait la mercenaire. Et c'était un bon plan, qui aurait eu toutes les chances de réussir. Si seulement elle avait attendu un jour de plus avant de passer à l'attaque. D'après Rhya, ça n'était pas étonnant d'avoir choisi de frapper au moment où Dao était le plus faible, et surtout au moment de l'attaque de la ville. Visean rembarra sa subordonnée plutôt sèchement à cette remarque. On était toujours plus intelligent après coup.

Il y avait vraiment cru jusqu'au bout, et avait commencé à oser imaginer le prestige qu'il retirerait, une fois rentré au pays, pour avoir mené à bien son travail. Comment il aurait pu s'élever dans la société. Mais tout était fichu. Visean avait aussi un léger pincement au coeur en pensant à Dao. Le jeune prêtre l'avait déçu et lui avait fait de la peine, il avait aussi tout fait pour lui rendre la vie impossible avec ses états d'âme et son égocentrisme, mais il ne méritait pas de mourir. Il pensa également à Sandre en espérant qu'elle ait survécu. Visean aimait bien la voyageuse. Elle avait des manières difficiles, mais elle était bien plus honnête et fiable que la plupart des elfes qu'il connaissait. A sa façon, elle était chaleureuse et attentionnée, Dao avait beaucoup de chance de l'avoir. Et aussi, sans s'en rendre compte, la Laurussie s'était avérée un soutien considérable à son travail.

Visean s'était encore fait piéger par ses pensées. Il revint à ses hommes, qui semblaient essayer de trouver un moyen d'ouvrir la large porte. Il essaya de se concentrer sur l'instant. Mais la vérité était qu'il se sentait inutile et dépassé par la situation, et que ça avait été le cas depuis le début de sa mission.