Dans la Tempête

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Le soleil brillait sur Stelaï, pourtant l'orage en elle grondait.

Une nouvelle pierre balaya la surface du bassin en plusieurs ondes furieuses avant de terminer sa course un peu plus loin derrière ses congénères noyées.

Toujours hors de portée.

La suivante connut un sort bien moins plaisant, coulant aussitôt à pic dans une grosse éclaboussure.

Un énième soupir de frustration s'échappa de ses lèvres pincées.

Kiraz n'avait jamais eu de patience pour les ricochets, ni pour quoi que ce soit d'autre, à vrai dire. Jeter ces maudits cailloux dans ce maudit bassin de cette maudite forteresse lui permettait cependant d'entretenir la présence fantôme d'Eredan à ses côtés. Après plusieurs cycles sans sa présence réconfortante elle finissait par se demander si, pendant toutes ces années, elle ne s'était tout simplement pas inventée un compagnon imaginaire pour mieux supporter cette satanée forteresse de pierres.

Il était plus facile de plaider la folie plutôt que de reconnaitre qu'elle était désormais incapable de s'occuper, voire de s'amuser sans le jeune blond au sourire éternel. Tout semblait décidé à lui rappeler son absence dans ces jardins froids, à commencer par ce satané caillou noir immergé tout au fond du bassin, celui qu'elle n'arrivait jamais à dépasser malgré ses nombreuses tentatives. Et, encore plus loin au-dessus de l'eau stagnante, le trou béant du vitrail à moitié brisé.

Un sourire moqueur étira ses traits. La mine contrite d'Eredan à la vue de son projectile traversant la vitre avec fracas, leur fuite à travers la Citadelle pour ne pas se faire épingler puis leur cachette inespérée derrière un tas de foin... toute cette épopée restait à ce jour le plus merveilleux des souvenirs.

D'une main, la jeune fille jongla un instant avec la dernière pierre en sa possession. Peut-être pourrait-elle retrouver cette sensation grisante en terminant le travail accidentel du garçon et courir, courir jusqu'à en perdre haleine.

Un soupir la traversa.

- Que l'Abysse t'emporte Dany, marmonna-t-elle en laissant finalement retomber la pierre à ses pieds.

Les frasques étaient définitivement plus amusantes lorsqu'elles étaient partagées.

Se détournant du bassin, Kiraz reprit à contre-cœur sa route vers le Cercle. Peut-être trouverait-elle une autre occupation en chemin pour esquiver l'inévitable rencontre. A cette pensée déplaisante, elle envoya promener d'un coup de pied un insecte invisible.

Pourquoi avait-il fallu que Wade verrouille la porte derrière lui ? Elle se serait bien réjouie de cette soudaine lucidité si elle ne s'était pas retrouvée à tourner plusieurs fois la poignée de leur maison dans le vide, puis à devoir grimper l'interminable Ascension du Roc le ventre vide. Tout ça pour une foutue clé !

Emprunter cette longue route pavée filant de la basse-ville jusqu'au promontoire du palais était une torture, la voie étant saturée par toute la fourmilière sagement ordonnée. En tête, les toges bariolées de la petite noblesse qui observait une distance respectable avec le reste de la file. Les teintures onéreuses s'estompaient chez les membres des diverses guildes marchandes, remplacées par les couvre-chefs et les broches en argent affichant leurs arts. La seule caste qui gravitait tout au long de l'assemblée était celle qui affichait fièrement ses bures claires, leurs tissus zébrés par les marques de ces Étincelles prisés de l'Hégémonie.

Et au fond, cerné de bleu et de brun, le reste de la nuée.

Kiraz ne doutait pas que la herse qui barrait l'accès jusqu'au perchoir de l'élite n'était pas une simple passoire où les ennemis de l'Hégémonie étaient aussi bien accueillis que la roturière insignifiante à qui on avait fait signe de passer sans plus d'intérêt. Cependant, lorsqu'on était gouvernés par l'Étincelle le plus puissant du continent flanqué d'une armée sans fin, qu'y avait-il à craindre ? Ce n'est pas comme si, de toute manière, on lui demandait son avis ou celui de ses congénères ; ce n'était pas de cette façon que leur quotidien tournait. Baisser le regard, rester dans le rang : là était la manière correcte d'évoluer à Stelaï. Il suffisait de s'occuper de ses affaires pour bien vivre.

Sang PerduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant