Chapitre 10 - Eredan

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Parfois, quand une fugace pointe d'humour le traversait, Eredan s'imaginait recevoir une belle récompense pour avoir été le prisonnier le plus facile à vivre de toute l'histoire des enlèvements.

Depuis l'attaque du convoi, il avait appliqué avec beaucoup de sérieux la seule règle de survie qu'il n'avait pas encore, par le plus grand des mystères, transgressée : ne montrer aucun signe qui aurait pu être interprété comme menaçant ou suspect par les Élytres. Ainsi, la tête encore pleine des leçons de son père dont les dernières en date remontaient à la veille de son départ, il ne s'était jamais plaint et avait fait preuve de toute la meilleure volonté du monde, malgré le tourment quotidien que lui faisait vivre sa jambe ou encore ce fichu tissu râpeux qui lui recouvrait le visage à longueur de journée. Un détail non négligeable dont il se serait passé avec un plaisir certain.

Une vague d'amertume s'écrasa sur lui, s'ajoutant à la tempête sans nom qui régnait sur son cœur. Chaque mot léger jeté à Finn ou à sa compère, chaque seconde qui s'égrenait sans qu'il ne tente de s'échapper ou d'œuvrer contre les Élytres lui rappelait durement qu'il trahissait l'Hégémonie. Il pouvait voir sans peine la mine impassible de Maveth se draper de dégoût lorsqu'il échangeait avec l'homme qui représentait les ennemis que son père avait juré d'anéantir, lorsqu'il laissait s'endormir sa vigilance et oubliait tout du danger au-dessus de sa tête blonde.

Mais que sa famille lui pardonne, il ne jouait pas au captif agréable pour manipuler ses ravisseurs : prétendre qu'il n'était pas prisonnier l'empêchait tout simplement de rompre sous l'angoisse de son sort prochain. Si rire et se laisser mener lui permettaient de faire abstraction de la douleur qui pulsait dans sa jambe ne serait-ce qu'une minute, alors il le ferait. Tant pis si cela faisait de lui un pleutre et un moins que rien, un fils indigne de sa lignée et de son rang.

Il aurait le temps de s'en vouloir s'il était épargné.

Il avait beau être traité convenablement, il était impossible d'oublier qu'il était prisonnier. Lorsque ses ravisseurs se déplaçaient, on prenait bien soin de lui mettre un capuchon sur le visage, juste assez serré pour qu'il soit possible de respirer. Même sans les voir, il percevait la décharge de haine jetée à son attention, les gestes brusques de ceux qui l'abreuvaient et lui jetaient sa pitance. Eredan se forçait à prendre des forces malgré que la douleur de sa jambe lui passait toute envie d'avaler quoi que ce soit. Il avait été impossible de marcher sans s'écrouler en dépit de la corde qui tirait ses poignets et les injures des Élytres, et seule l'intervention du leader lui avait accordé un répit sous forme d'une monture subtilisée au cortège qui n'était plus.

Le premier matin où elle s'était présentée avec la cagoule entre les mains, Ava lui avait lancé ce qu'il supposait être un regard d'excuses (chose compliquée à évaluer avec un seul oeil), avant de lui expliquer qu'il s'agissait là d'une simple précaution pour protéger l'identité de tous les autres membres de la troupe d'Élytres. Dubitatif face à cette manière de faire - quel était l'intérêt alors qu'il connaissait le visage de leur chef et d'Ava ? - , le blond n'avait pas pu s'empêcher de plaider sa cause en insistant sur son manque flagrant de mémoire. Ce qui n'était après tout que la stricte vérité puisqu'il avait toujours été assez mal à l'aise avec l'idée de mentir, un sens moral renforcé par le fait d'avoir un visage prompt à le trahir quand un mensonge venait traverser ses lèvres. Peine perdue. Ava s'était contentée de secouer la tête et rétorquer :

— Qu'importe la mémoire quand on a un père capable de vous soutirer vos souvenirs pour en extraire les informations qu'il désire.

L'embarras l'avait empêché de répondre à cette affirmation qui était bien éloignée de son quotidien privilégié de fils de Maître. Car s'il y avait bien une chose dont Eredan était certain, c'est que, sans son consentement, jamais Maveth n'utiliserait son pouvoir sur lui. Il s'agissait là d'une règle ferme qu'il leur avait expliquée dès leur plus jeune âge alors même qu'aucune Étincelle n'avait encore flamboyé en eux : la magie ne devait sous aucun prétexte être employée contre un membre de sa famille. Et jamais son père ne se dérogerait à ce principe fondamental. Mais à quoi bon perdre du temps et de l'énergie à en débattre alors qu'il n'avait de toute façon pas son mot à dire sur son propre traitement ? Et puis, si son père le lui demandait, ne donnerait-il pas immédiatement son consentement ? Eredan avait tenté de se souvenir s'il avait un jour refusé quoique ce soit à son paternel. En vain.

Sang PerduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant