Chapitre 7 - Kiraz

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Le soleil avait embrasé l'horizon depuis plusieurs heures, pourtant Kiraz contemplait encore l'ombre lointaine des étendues au-delà du Promontoire.

Les pieds dans le vide, la jeune fille savoura le vent terrible qui agitait cette partie écroulée de la Citadelle. Elle venait souvent trouver refuge dans la tour de garde en ruine, rare vestige des batailles qui avaient déchiré Stelaï et donné naissance à l'Hégémonie. Une seule chose manquait aux pierres grises gisant çà et là ; un blondinet à ses côtés, pour pouvoir se plaindre de leur père respectif et du temps qu'il faisait.

Ses épaules s'affaissèrent.

Elle avait quitté Caleb ou plutôt, Caleb avait à nouveau oublié qu'elle existait. Il n'avait rien voulu dire et était simplement parti, plus tout à fait présent dès lors que le drazard de son frère avait surgi sans son Cavalier. Kiraz savait qu'elle n'en saurait pas plus tant que les choses ne seraient pas tirées au clair. Il ne restait qu'à attendre... Ce qui était loin d'être son fort.

Là où son cœur aurait dû se tordre, il n'y avait à la place qu'une envie de penser à autre chose et de remplacer cette inquiétude vivace par de l'agitation. Une partie d'elle-même se savait trop vieille pour remplir ses journées sans songer au lendemain, trop grande pour se satisfaire des allées crasseuses et des jeux bruyants.

Kiraz fit la grimace. Voilà qu'elle se mettait à reprendre les remontrances avec lesquelles son père la bassinait à longueur de temps...

Une traînée de pluie soudaine s'écrasa sur la masse désordonnée de ses tresses.

Peut-être que Kiraz était injuste avec lui : Wade Hartland n'avait jamais été cruel. L'avait-il sermonnée pendant des heures, ignorée pendant des semaines, élevée dans la froideur martiale et le chaos le plus total ? Certainement. Peut-être que, parfois, elle s'était prise à espérer qu'un sursaut parental ne le prenne et qu'elle reçoive la correction qu'elle avait sûrement méritée. Qu'il hurle, qu'il tempête, qu'il l'enferme dans le cellier. Ainsi n'aurait-elle pas passé son enfance à se demander si elle était sa fille ou un simple meuble encombrant.

Aujourd'hui, elle essayait de se convaincre que leur dernière conversation l'avait laissée de marbre. Cela avait été de sa faute, elle le reconnaissait bien volontier. Elle avait pensé son père en train de décuver comme à son habitude jusqu'à la mi-matinée, au lieu de quoi il avait savamment tendu son piège lorsqu'elle avait descendu les escaliers.

"Kiraz," commençait-il toujours lorsqu'il avait décidé de ne lui laisser aucune échappatoire, "Assise." A elle donc de suivre les mêmes commandes qu'on lâchait à son chien.

Habituellement, ces entrevues finissaient toujours sur une sorte de compromis. Elle lâchait une pique pour la forme, promettait à demi-mots de respecter sa lubie du moment. Wade pouvait ainsi se conforter dans l'idée qu'il avait accordé un instant à sa progéniture et de nouveau l'oublier.

Pas cette fois.

Cette fois, il avait été trop loin dans ses paroles, dans ses demandes, dans son refus d'écouter. Cette fois, elle avait été trop loin.

Elle avait dit...

Elle avait dit ce qu'elle avait toujours brûlé d'entendre. Un aveu. Une confirmation. Pour qu'enfin elle soit libre pour de bon. Pour qu'elle puisse saisir les mille et une occasions de partir et prendre son envol ; matelot sur le canal, barde de fortune sur les routes, garde de pacotille pour une caravane... Tout, plutôt que d'être son fardeau et rien d'autre.

Ses yeux se refermèrent dans la pluie et le froid mordant.

Elle avait dit :

J'aurais aimé ne jamais être ta fille.

Sang PerduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant