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- Merci d'être venu, Takemichi.

Toute habillée de noir, Yuzuha essuyait ses yeux rougies et humides avec un mouchoir en tissu. Son mascara l'avait taché et elle ne cessait de renifler et d'empêcher ses larmes de couler. Takemichi ne connaissait pas personnellement Yuzuha mais la voir dans cet état le rendit encore plus mal qu'il n'était déjà. Il n'arrivait toujours pas à croire ce qui avait pu se passer. La veille, il passait une merveilleuse soirée avec Manjiro, et le lendemain, la télévision s'était chargée de poser un voile noir sur Tokyo. Si encore, la cause n'avait été qu'un accident, Takemichi ne se serait jamais senti aussi endeuillé et en colère. Quelqu'un l'avait tuée. Un assassinat. Le Coupable avait beau être connu de toute la capitale, la police n'avait pas l'air de vouloir faire bouger les choses.

Yuzuha arrangea une mèche parasite derrière son oreille, son chignon sévère et serré commençait à lui donner mal au crâne. Takemichi ne put rien lui répondre, les lèvres cimentées par un silence amer. Il ne parvenait même pas à faire un pas de plus. Le bâtiment à dix mètres de lui l'angoissait plus que tout. Des gens entraient et sortaient par la grande porte ouverte pour se recueillir au près du corps. Pour des raisons évidentes, le cercueil était fermé. Takemichi aperçut Chifuyu assis sur un banc, le visage caché par ses mains alors que ses coudes s'enfonçaient sur ses genoux. Kazutora restait à côté de lui, frottant son dos, malade à l'idée de ressentir ne serait-ce qu'un quart du vide à l'intérieur de Chifuyu. Takemichi éloigna son regard de la scène, une boule au ventre et une envie furieuse de pleurer. Yuzuha s'excusa et partit à l'écart.

Takemichi se retrouva seul au milieu de la cour. Ses bras le démangeaient drôlement. Il tira sur les manches de sa veste noire, priant pour que les démangeaisons le quittent. Takemichi chercha du regard un banc libre et en trouva un, sous l'ombre d'un arbre. Le noiraud s'y assit, les bras posés sur ses jambes, le dos courbé et les mains entrecroisées. Takemichi se sentait si petit. Insignifiant. Meika ne quittait pas son esprit. Elle était telle une marque indélébile. Takemichi se surprit à respirer doucement. Le fil de ses pensées s'emmêlait de temps en temps, mais rien de très agité. Il se mordit la lèvre inférieure, pensif. Ses yeux étaient rivés vers le sol. Il semblait voir au travers. Son cœur était doucement piqué de quelques aiguilles. Cela ne lui faisait rien. Alors, pourquoi avait-il autant envie de pleurer ? Pourquoi ses poings fourmillaient de sensations désagréables ? Qu'est-ce qu'avait fait Meika pour mériter un tel sort ?

- C'est glauque.

Takemichi sursauta, posant une main sur son cœur secoué comme un milk-shake et il crut voir une demi-seconde Meika qui venait de s'asseoir à côté de lui. Effectivement, Kaya avait une petite ressemblance troublante avec sa sœur. Mis à part que Kaya avait coupé ses cheveux très courts et portait un kimono noir qui ne lui allait pas vraiment, au niveau du visage, c'était une version plus jeune de Meika. La tête de Kaya était bien tournée vers Takemichi — le jeune homme est situé à sa gauche et elle ne l'entendrait pas bien — et sans sourire, son visage demeurait une plaque de glace sans émotions. Ses yeux foncés perçaient Takemichi, cherchant à le sonder. Voyant qu'il n'y avait pas grand-chose à décoder, Kaya finit par soupirer sans le quitter du regard. Ce qui créa une sorte de malaise.

- Je n'aime pas les décès.

Takemichi écarquilla légèrement les yeux. Ce n'était pas tant la phrase de la sœur de Meika qui lui avait provoqué cette réaction, mais plutôt le manque de tristesse dans sa voix. Takemichi se trompait sûrement. Visualiser les émotions des autres relevait d'une observation sans faille, parfaite. Mais combien même, cela sonnait terriblement creux. Kaya examina les yeux brillants du noiraud, les légers tremblements de sa mâchoire à tenter de se contrôler, ses poings frémirent sur ses genoux et, par déduction : un rythme cardiaque un peu plus rapide que d'habitude. Kaya plongea à nouveau son regard indéchiffrable dans le sien.

- Je ne sais pas comment me comporter. Les gens pleurent, crient pour la plupart ou se sentent très vide. (Kaya désigna son cœur de l'index.) Je n'ai rien. Je ne ressens pas. Je ne sais pas comment je dois réagir. Meika est morte, c'est comme si je l'avais déjà accepté. Mais quelque chose me dérange. Beaucoup.

- Tu ne ressens absolument rien ?

Takemichi se sentit très peiné pour elle. Ne rien ressentir devait être plus horrible que tout. Kaya analysa sa réaction et haussa les épaules.

- J'ai l'habitude. Je ne sais pas ressentir d'émotions trop fortes. Je n'ai jamais appris comment pleurer. Je sais uniquement rire quand la situation me semble appropriée ou sourire. Je souris beaucoup. Les enfants doivent le faire pour dire qu'ils vont bien. (Kaya sauta sur ses pieds, débarrassant son kimono noir de quelque poussière et se tourna vers Takemichi, un demi-sourire prit place sur ses lèvres.) Ma sœur t'aimait bien. Tu étais un super ami pour elle. (Kaya fronça les sourcils, réfléchissant à toute vitesse.) Ma mère aura un peu de mal à s'occuper des affaires de Meika. Je ne pense pas que Yuzu-chan sera en état de le faire. Mon père, ce n'est pas la peine. Si jamais tu veux bien, ma mère se trouve au stand tout là-bas. (Elle le pointa du doigt.) Ce sera peut-être la semaine prochaine. Elle te dira tout. Merci d'être venu.

Kaya s'inclina poliment et tourna les talons, s'éloignant pas à pas de Takemichi. Des bribes d'émotions se lacéraient entre elles avant de s'effacer complètement ; Kaya ne parvenait jamais à mettre de mots sur ça. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de penser au Coupable. De ce qu'elle avait vu et entendu à la télévision, une organisation criminelle était impliquée. Kaya connaissait sa sœur par cœur, plus qu'elle-même. Meika ne cachait jamais assez bien ce qu'elle ressentait. En dépit d'une audition peu existence et d'une perte définitive de l'odorat, Kaya décomposait ce que les autres ressentaient et en déduisait avec une précision terrifiante ce qu'il se tramait à l'intérieur d'eux. Kaya n'avait jamais senti sa sœur aussi apeurée et stressée ; cela s'était aussi répercuté sur son alimentation. Kaya entra dans la salle funéraire aménagée. L'odeur d'encens ne l'atteignait pas mais Kaya put en déduire que cela devait sentir très fort. Le cercueil baignait dans les fleurs blanches, surtout les chrysanthèmes, le bois lustré brillait sous les néons du plafond et un cadre enrubanné de noir était posé dessus. Meika souriait joyeusement dessus, les yeux en croissant de lune. Kaya ignora les chuchotements des gens qui ne trouvaient pas normal qu'elle ne lâche pas au moins une larme ou ne dégage une once de tristesse. À la place, Kaya jeta un regard noir à cette boîte mortuaire avaleuse de corps.

Peut-être que son cœur ressentait un peu de colère, juste un petit peu, mais Kaya ne mit pas le doigt sur l'émotion, préférant se recueillir en silence, en position seiza sur son zabuton, les mains jointes.

Grande-sœur. J'espère que tu vas bien. Tu sais bien que je ne crois ni au paradis, ni à l'enfer, alors peu importe où tu es, essaie de ne pas te perdre. Je deviendrai une grande journaliste et tu pourras te sentir fière. Je ne vais pas pleurer, je ne sais pas faire. Je continuerai mon chemin sans toi. Prends soin de toi.

Au revoir. 

𝐭𝐚𝐤𝐞 𝐲𝐨𝐮 𝐭𝐨 𝐡𝐞𝐥𝐥 | ₍ᐢ ̥ ̮ ̥ᐢ₎ 𝐭𝐫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant