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Par la fenêtre, le soleil déclinait un peu à l'horizon, signe que le jour allait bientôt prendre son envol pour laisser les ailes de la nuit se poser. Fasciné par l'aquarelle de couleurs du ciel, Chifuyu hésitait à sortir de son lit, les jambes un peu fatiguées à l'idée de marcher quelques pas. Depuis que Kazutora lui avait dit que Takemichi viendrait le chercher à la sortie de l'hôpital, sa bonne humeur avait grimpé en flèche. L'air guilleret, Chifuyu attrapa la carte de la montgolfière qui était accrochée au bouquet de fleurs sur sa table de chevet. Un voyage en montgolfière pour deux personnes pendant deux heures au-dessus de la préfecture de Chiba, d'ailleurs réputée pour ses nombreux espaces ruraux.

Chifuyu trépignait d'impatience. Il reposa la carte sur la table de chevet et lâcha un long soupire. Il ne savait pas quelle heure il était, mais Takemichi n'allait plus tarder. S'il projetait de lui raconter sa vérité à lui, Chifuyu ferait de même. De ceux qui restaient de l'accident, Kazutora ne serait jamais prêt à en parler, rien que de l'évoquer pouvait le mettre dans des états pas possibles ; Yui était introuvable et quand bien même, elle ne parlerait pas aussi facilement à Takemichi. Cela faisait des années qu'ils n'avaient pas été en contact. Après l'accident, Yui s'était éloignée de tout le monde ; sa famille avait déménagé ; c'était tout ce que Chifuyu savait à son propos.

Le deuil de Mitsuya, Baji et Hinata avait été long, très long, éprouvant même. Si Chifuyu en était presque à l'étape de l'Acceptation, Kazutora restait au seuil de la douleur et de la culpabilité, Takemichi, du déni pur et simple.

Chifuyu délaissa le beau ciel crépusculaire pour se recentrer sur ce qu'il comptait exactement dire à Takemichi. Même s'il n'avait pas été présent au moment de l'accident, Kazutora le lui avait raconté presque en détail quand il en avait eu le courage. Son témoignage avait tellement poignardé le cœur de Chifuyu qu'il en avait fait des insomnies durant des mois et plongé dans un état dépressif. Il en était même venu à gribouiller de noir l'unique photo de groupe qu'il restait, prise par Hinata.

Chifuyu trouva les murs de l'hôpital étouffants. Il avait hâte de sortir, respirer l'air de la capitale malgré la pollution et rentrer chez lui. Il en rêvait depuis des jours et des nuits. Chifuyu bâilla assez bruyamment et étira ses bras devant lui qui craquèrent en même temps.

On toqua à la porte.

Liberté !

Chifuyu resta dans son lit, encore pris par une soudaine urgence à bâiller alors qu'il invita Takemichi à entrer dans sa chambre ; enfin, bientôt, elle ne le serait plus, et quelqu'un le remplacera.

- Comment s'est éteint le jour... passée ta journée ? se corrigea instantanément Chifuyu, ayant oublié son trouble du langage.

S'il s'attendait à ce que Takemichi lui réponde "bien, et toi?", cette réponse-question ne vint jamais ; du moins, pas ce à quoi Chifuyu s'attendait.

- Merveilleusement bien, Matsuno Chifuyu.

Un inconnu en costume gris rayé, un masque noir couvrant la moitié de son visage et des mèches roses.

Non, à mieux y regarder, les pointes et les racines des cheveux étaient bleu foncé, donnant un air fantaisiste à cet homme paraissant riche ; ses yeux foncés transperçaient la frêle carapace de Chifuyu et sa main gauche plongea à l'intérieur de sa veste de tailleur, sortant un long et fin objet coincé entre son index et son majeur. Le corps de Chifuyu ne répondait plus, la terreur engourdissait le moindre de ses membres, rendant la prise de décisions impossible, son coeur se débattait comme un beau diable dans sa cage thoracique, lancé en pleine course contre-la-montre, l'effroi se glissait dans son estomac.

- Ce ne sera pas long.

De quelques pas rapides, l'inconnu atteignit le lit de Chifuyu et bloqua son poignet pour éviter qu'il n'appelle les infirmières avec le bouton d'urgence. Avec l'accident de voiture, Chifuyu avait rarement vécu autre chose d'aussi violent physiquement ; la force du criminel surpassait largement la sienne et Chifuyu se sentit misérable. Une sensation glacée dégringola dans tout son bras, sa respiration se coupa un instant, des plaques de chair de poule se hérissèrent partout et Chifuyu chercha péniblement son souffle entre deux coupures.

- Matsuno Chifuyu... Je suis de bonne humeur, aujourd'hui et je vais te dire mon nom. Souviens-toi bien de moi, je suis Rindou Haitani.

Sans prêter attention aux supplications de Chifuyu, Rindou l'observa avec intérêt, une main sur la hanche. Ses gants en cuir spécial ne laissaient jamais aucune trace. Après tout, étant le frère de Ran Haitani, Rindou était le deuxième membre du Bonten à être expert en connaissances de drogues douces et dures, accessoirement aussi le plus doué en informatique. Il rangea sa seringue vide dans sa poche intérieure de veste.

Rindou marmonna, trop bas pour que Chifuyu puisse l'entendre :

- Je dois faire le sale boulot à la place de cet enfoiré de Sanzu.

Les doigts de Chifuyu accrochaient les draps comme s'ils allaient s'envoler ; canicule annoncée, le jeune homme se sentait pris en étau dans un four brûlant, arrosé d'essence et jeté dans un grand brasier ; ses nerfs optiques sont mis à rude épreuve par des kaléidoscopes de couleurs. Un arc-en-ciel, une mélasse impropre, une étuve glacée, des couleurs agressives qui calcinent sa rétine, jusqu'aux tréfonds de son crâne déjà assailli par la chaleur excessive. Tout s'illumine : la pièce, les murs, le sol, le plafond, tout bouge, tout se mue en rosaces et arabesques étranges. L'air que ses poumons avalent est cotonneux, léger. Les rosaces et arabesques se découpent adroitement, ralentissent, accélèrent, s'arrêtent, recommencent tout. Les yeux de Chifuyu ne cernent même plus la deuxième personne dans la pièce, ou peut-être est-elle déjà partie ? Le jeune homme est déconnecté de la réalité, totalement dissocié, fragmenté. Sa vision s'obscurcit tel un tunnel sans échappatoire.

La scopolamine et l'atropine, les deux molécules de la drogue, s'accrochent aux récepteurs muscariniques, dévorant l'acétylcholine et bloquant le système cholinergique ; en à peine quelques secondes, le système nerveux central est sous contrôle, zombifié.

Puis, les couleurs s'inversèrent, violemment, et tout retomba dans un déluge sombre, sidéral. 

𝐭𝐚𝐤𝐞 𝐲𝐨𝐮 𝐭𝐨 𝐡𝐞𝐥𝐥 | ₍ᐢ ̥ ̮ ̥ᐢ₎ 𝐭𝐫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant