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Enfance...

Le nez dans son écharpe rouge en laine, les bras en arrière et les pieds foulant le sable du terrain de jeux, Takemichi se prenait pour une super-héros. Assis sur un banc et la mine totalement blasée, Chifuyu le suivait du regard. Le jeune garçon en fin d'année de primaire n'en revenait pas que son ami jouait encore aux héros. Ce n'était plus de leur âge, pensait-il. Pourtant, Takemichi s'amusait comme un petit fou. Ayant un sens aigu de la justice du haut de ses onze ans, il pourchassait des ennemis invisibles. Chifuyu regarda son poignet. Depuis que Kazutora et Mitsuya avaient décidé d'aller se faire tatouer ensembles, Chifuyu voulait aussi faire un tatouage. Certainement pas sur le crâne ou le cou, Chifuyu ne se sentait pas capable d'endosser la douleur de l'aiguille.

Chifuyu sursauta quand il s'aperçut que Takemichi se penchait vers lui, les poings sur les hanches, l'air visiblement vexé.

- Tu ne regardais pas !

Chifuyu ne se souvenait plus de ce qu'il avait pu répondre à Takemichi ce jour-là, mais la simple image de Takemichi en larmes lui donna un goût amer.

Tout comme aujourd'hui.

Mais ce n'était pas la faute de Chifuyu cette fois. Il frotta maladroitement le dos de son ami. Il n'avait pas vraiment les mots pour le réconforter ; il savait peut-être ce qu'il devait dire, mais rien ne sortit de sa bouche. Aucun mot ne franchissait ses lèvres. Takemichi avait la tête baissée et le dos un peu voûté. Les remords grimpaient sur son dos, un fardeau à porter. Malgré tout cela, Takemichi s'exprima le premier, bien que sa gorge se serrait et qu'il luttait pour ne pas être noyé dans ses larmes.

- Je ne sais pas quoi faire, Chifuyu. J'ai beau me dire que je dois aller de l'avant, je n'y arrive pas.

Chifuyu ressentait la même chose. Si Meika et lui n'étaient pas dans la même licence, il arrivait qu'ils se croisent pendant des heures sans cours ou qu'ils mangent de temps en temps le midi ensemble. Meika avait toujours quelque chose à raconter et Chifuyu l'écoutait avec grand plaisir. Parfois, Yuzuha les rejoignait mais sa popularité faisait qu'elle pouvait participer à trois déjeuners à la suite avec différentes personnes. Cela faisait bien rire Chifuyu et Meika. Chifuyu ne pouvait plus compter sur elle désormais pour ses devoirs d'anglais.

Takemichi avait froid, témoignant d'un manque de sommeil évident, en plus de ses cernes. Son corps était parcouru de frissons désagréables. Il rapprocha ses jambes de son torse, les entourant de ses frêles bras, le menton sur les genoux. Chifuyu ne l'avait jamais vu aussi démuni. Que pouvait-il faire de plus ? Ce n'était pas en lui disant d'arrêter d'être triste que ça allait radicalement changer. Takemichi avait besoin de Chifuyu plus que tout. Son point d'ancrage. Sans lui, il ne serait plus rien.

***

Takemichi s'éveilla en sursaut, la sueur dégoulinant de son front, le cœur battant à un rythme effréné. Il mit un temps à reprendre ses repères, réaliser qu'il était dans sa chambre, dans son lit plus précisément et à l'envers. Un cauchemar. Takemichi tentait de se souvenir vainement mais seules les émotions terrifiantes s'agrippaient à son cœur et son esprit, sans en montrer une seule image. Peut-être était-ce mieux, d'une part ? Il se redressa sur son lit, la respiration aussi rauque que saccadée avant de chercher à tâtons sa lampe de chevet. Il y parvint, avec un peu de difficultés, et la lumière l'éblouit violemment, piquant sa vision de grosses taches foncées. Takemichi ferma ses yeux quelques instants. Il battit des paupières pour s'habituer à la source lumineuse intense et il descendit de son lit, les jambes en coton.

Sa gorge sèche lui intimait d'aller boire. Le regard de Takemichi s'ancra sur son placard et irrésistiblement, quelque chose lui insufflait des mots. Une brève image lui traversa l'esprit et ses yeux s'écarquillèrent. Tout lui semblait plus clair. Il devait la trouver. À tout prix. Takemichi ne se rua pas vers son placard comme il l'aurait fait habituellement, il s'y dirigeait à pas hésitants. Une fois devant, sa main ouvrit la porte coulissante. Sur les étagères : des habits. Sur le sol : des habits. Takemichi soupira mais une lueur de détermination ne quittait pas son regard bleuté. Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant ? Dès la seconde où il avait fait ce rêve, il aurait dû commencer à chercher. Il ignora un flot de colère qui faisait trembler sa mâchoire ; même si Chifuyu ne lui avait rien dit sur son amnésie, Takemichi ne pouvait pas lui en vouloir.

Takemichi fouilla parmi tous ses habits. Avec un peu de chance, ce qu'il cherchait devait se trouver dans sa chambre. Son placard restait l'endroit le plus plausible. Durant de longues minutes, il souleva jeans, tee-shirts, pulls, caleçons, sans rien trouver. Il laissa tomber l'investigation de son placard. Sous son matelas, il n'y avait rien non plus. Sous le lit, ce n'était pas la peine d'y penser, il y passait l'aspirateur à peu près une fois par semaine ; la feuille aurait été aspirée. Takemichi sentait la fatigue le tirailler. Des ancres étaient accrochées au bout de ses cils. Il ne permettrait pas de s'endormir avant d'avoir trouvé ce qu'il cherchait.

Il resta bien une demi-heure de plus sans rien avoir trouvé. Takemichi se garda bien d'envoyer un message aussi tardif à Chifuyu et ce n'était même pas sûr qu'il puisse lui répondre un jour. Takemichi se laissa tomber sur son lit, les mains serrées sur ses genoux alors qu'il faisait tout son possible pour ne pas pleurer. Son regard se posa sur sa table de nuit. Un élan de nostalgie noya son cœur quand il croisa un cadre photo : sa mère et lui, enlacés devant un parc d'attractions alors que Takemichi voulait manger sa barbe à papa. Takemichi prit le cadre dans ses mains, les doigts caressant doucement le cadrage en bois naturel. Sa mère lui manquait terriblement. Il ne pouvait pas l'arracher à son lit d'hôpital. Il ne pouvait qu'espérer jour après jour qu'elle puisse s'en sortir miraculeusement avec les nouveaux protocoles expérimentaux des médecins.

Takemichi retourna le cadre photo, retira les talons noirs qui protègent le derrière du cadre pour éviter que la photo ne tombe. Takemichi retira le cache foncé. Il ne s'attendait pas à ce que deux photos se détachent et jonchent le sol de sa chambre. Takemichi ramassa la plus petite, intrigué. À peine l'eut-il touché que quelque chose lui martela la tête, comme s'il s'était pris un bâton sur le côté du crâne.

J'alternerai les photos... les jours ! Comme ça, je... à vous...

Takemichi appuya sur sa tempe gauche avec sa main, dérangé par la douleur qui lui tambourinait la tête. Il était persuadé que c'était sa voix, mais il ne se rappelait plus à quel moment il avait pu dire ça.

Takemichi déglutit et retourna la photo, un gouffre s'ouvrait sous ses pieds.

Sept personnes, dont lui, y étaient présentes. Takemichi reconnut aisément Chifuyu et Kazutora qui se disputaient pour être au centre de la photo, les rendant un peu flous ; deux autres garçons grimaçaient, surtout celui aux cheveux longs et noirs dont les canines lui donnaient un air agressif ; la fille aux cheveux pêches s'amusait de la situation, un grand sourire aux lèvres — Takemichi sentit son coeur se serrer brutalement et des nausées l'envahirent — ; quant à lui sur la photo, il tirait une tête de six pieds de long ; une autre fille se tenait à ses côtés, un peu plus timide, ne faisant qu'un signe V avec sa main droite, ses cheveux noirs cascadaient sur ses épaules, elle se tenait à côté de Takemichi.

Son cœur rata un battement, peut-être deux. Takemichi se sentit violemment étouffer, son souffle bloqué dans sa gorge et il jeta la photo sur son lit. Ce n'était pas censé se passer comme ça. Il avait fait fausse piste depuis le début. Il était pourtant sûr que c'était la fille de son rêve, ça ne pouvait pas en être autrement. La réalité le frappa de nouveau de plein fouet. Takemichi enfouit son visage dans ses mains, au bout, en même temps que la fatigue lui poignardait le mental et les yeux.

Hanagaki Takemichi ?

Takemichi se revoyait, ce jour-là, à l'hôpital. Cette fille présente à l'accueil. Cette fille avec ses fleurs. Cette fille et ses cheveux au carré, son béret blanc, sa chemise ; Takemichi ressentit le même malaise biliaire qui lui tordait les tripes comme un vieux torchon qu'on voudrait essorer. Et aussi cette envie de régurgiter, de fondre en larmes. Takemichi revoyait le bouquet de fleurs tomber par terre ; il revoyait ses yeux bruns glacés sur lui. Ce n'était vraiment pas une inconnue. Elle faisait partie intégrante du passé de Takemichi oublié. Elle n'avait aucun rapport avec la fille aux cheveux pêche qu'il apercevait en rêve. Takemichi se faisait violence pour ne pas craquer, mais ses poumons brûlaient d'un hurlement qui n'hésiterait pas à détruire ses cordes vocales. Pourquoi avait-il si mal ? Pourquoi n'arrivait-il pas à se souvenir ?

Je veux être avec toi.
Qui avait bien pu lui demander ça ? 

𝐭𝐚𝐤𝐞 𝐲𝐨𝐮 𝐭𝐨 𝐡𝐞𝐥𝐥 | ₍ᐢ ̥ ̮ ̥ᐢ₎ 𝐭𝐫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant