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Si Chifuyu détestait bien quelque chose, c'était de passer le balai. Surtout quand Kazutora ne daignait même pas faire un peu de ménage dans l'animalerie. Les deux jeunes hommes étaient seuls aujourd'hui, leur responsable avait laissé la boutique pour un déplacement. Pour éviter que les clients ne puissent voir un seul grain de poussière, Chifuyu s'affairait à balayer depuis une bonne vingtaine de minutes déjà. Kazutora était assis sur une chaise, le menton dans sa paume de main et les yeux rivés vers un petit lapin.

- Je ne te dérange pas, ça va ?

- Plutôt bien et toi ? lui répondit Kazutora machinalement, sans le regarder dans les yeux.

Chifuyu pesta, posa le balai dans un coin et se planta devant son ami, les bras croisés. Il n'était pas vraiment d'humeur à rire sur le sujet.

- Kazu.

- Quoi ?

- À part regarder Beurre Salé depuis dix minutes, tu fais quoi ?

- Onze minutes, le corrigea Kazutora. Et je le regarde, ça ne se voit pas ?

Chifuyu soupira. Kazutora esquissa un fin sourire moqueur. Il aimait bien embêter Chifuyu en prenant ce ton détaché et lent. Kazutora s'étira et se rapprocha de la cage du petit lapin, posant son index sur les barreaux et non à l'intérieur ; Beurre Salé mordait tout ce qui entrait dans sa cage pour s'amuser.

- Mis à part les chats, tu aimes quoi comme autres animaux ?

- Pourquoi cette question ?

- Contente-toi juste de répondre.

- Tu m'énerves. (Chifuyu observait avec attention la boucle d'oreille de Kazutora qui tintait quand il bougeait la tête, même un peu cabossée, le grelot produisait toujours un son cristallin.) On a déjà eu cette discussion, en plus.

- M'en souviens pas. (Kazutora écarta son doigt à temps avant que Beurre Salé n'en fasse son casse-croûte.) Ce lapin est taré.

- Oui. J'aime bien les cochons d'Inde.

- Ces trucs moches qui ressemblent à des castors mais version gnome ?

Kazutora évita un coup dans l'épaule de la part de Chifuyu avant de lui lancer un regard effaré.

- Pas besoin de t'énerver, mec !

- Tu critiques toujours ce que t'aimes pas. T'es pire que mon cousin.

- Me compare pas à ce truc de bas-étage.

- Tu recommences.

- Bref, le tigre est supérieur à tous les animaux que tu aimes.

Chifuyu trouva ça plus qu'évident. Kazutora avait littéralement le tatouage d'un tigre qui dévorait tout le côté droit de son cou. Il avait fait son tatouage très jeune, son tout premier, et le plus douloureux. Les oreilles de Chifuyu avaient pris un coup ce jour-là. Kazutora s'était fait un deuxième tatouage dans le dos : un corps d'angelot entre ses deux omoplates saillantes et sur ces dernières, des ailes noires. Étant un grand appréciateur de la mythologie nordique, Kazutora surnommait ce tatouage le 'Walhalla'.

- C'est ça, ouais.

- N'en déplaise aux rageux. (Kazutora leva les yeux au ciel et donna un coup d'épaule à Chifuyu avant de rire.) C'est quand que tu deviens riche pour m'emmener en voyage ?

- Tu rêves un peu trop à mon goût. J'ai à peine l'argent pour manger dans un restaurant cinq étoiles.

- J'ai pas dit de partir à l'étranger non plus. T'es toujours aussi extrême, Chifuyu.

- Dit-il. Tu t'énerves toujours pour rien.

- J'ai mes raisons.

- Ah ouais ? Bah elles sont bien pétées.

- Comment ça "pétées" ?? dit Kazutora en imitant des guillemets avec ses doigts. C'est toi qui a voulu me déboîter l'épaule tout à l'heure !

- J'en serai bien incapable.

- Bon, et le voyage dans tout ça ?

Kazutora revenait à la charge, Chifuyu sut qu'il ne pouvait pas esquiver la conversation éternellement. Il essuya ses mains sur son tablier où des coussinets étaient brodés sur le bas.

- Mon porte-monnaie est VIDE.

- Et pour t'acheter tes conneries de shojo, y'a du monde !

- PARDON ?

- Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer.

La voix de Kazutora sonnait terriblement fausse. Chifuyu prit sur lui pour ne pas le jeter hors de l'animalerie. Chifuyu soupira d'agacement et retourna derrière le comptoir pour ranger des prospectus. Il était perfectionniste chez les autres et chez lui, à temps partiel. Kazutora se réjouit d'avoir gagné la bataille et il s'adossa contre la porte d'entrée à la grande vitre transparente. Son regard se reporta sur la rue passante et plus particulièrement le ciel. Il se couvrait, fourmillait de gris et de noir. Le macadam s'obscurcissait et un ballet de parapluies se déploya, de toutes couleurs. Les gens se pressaient de rentrer chez eux et les voitures roulaient au pas sur la chaussée.

- Il pleut, finit par dire Kazutora dans un long soupir.

- Ces dernières semaines sont un peu merdiques. J'ai hâte de rentrer à mon appartement.

- Pareil.

La tête reposée sur un de ses bras, Chifuyu s'était avachi sur le comptoir, soudain fatigué.

- J'irais chercher des Peyoung Yakisoba sur le chemin.

Kazutora se rembrunit, le regard comparable au ciel pluvieux alors que quelques mèches noires se mêlèrent à ses cils. Il finit par poser ses yeux dorés sur Chifuyu. On n'y lisait qu'un sentiment indescriptible, ce n'était ni de la pitié, ni de la bienveillance, juste un sentiment de tourmente. Chifuyu savait bien ce que Kazutora pensait de ça. Il ne s'attendait pas toutefois à ce que Kazutora parvienne à sourire, même si c'était un petit. Cela restait un sourire.

- N'attrape pas de rhume, c'est tout ce que je te demande.

- Ouais. Je ferai attention, merci. 

𝐭𝐚𝐤𝐞 𝐲𝐨𝐮 𝐭𝐨 𝐡𝐞𝐥𝐥 | ₍ᐢ ̥ ̮ ̥ᐢ₎ 𝐭𝐫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant