03 | Le Monde d'Avant - première partie

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Je continuai à avancer, zigzagant entre les corps lourds et malmenés des habitants, seule au milieu de la foule, seule contre la foule. Je ne connaissais personne et me sentais un peu perdue, malgré l'euphorie qui courait dans mes veines. Mon sac à dos, que j'avais pris sur une épaule pour éviter toute tentative de vol, cognait régulièrement contre ma hanche, se traînant au rythme de mes pas. Le sol du marché était poussiéreux, et j'aperçus plusieurs malades dans la masse humaine : ils étaient de plus en plus nombreux au fil des années. Il y avait de nombreuses personnes au visage à moitié découvert : à certaines, on ne voyait que les yeux, le reste de leur faciès était caché derrière un épais masque chirurgical. J'en aperçus d'autres, plus rares, aux mains gantées à l'aide de fins tissus transparents. J'entendais chaque bruit de conversation distinctement, et le tout formait un nuage de brouhaha dans ma tête. Des vendeurs scandaient les mêmes ritournelles pour attirer les passants, et de nombreux acheteurs discutaient sans faire attention à l'agitation qui régnait autour d'eux.

Après avoir jeté un coup d'œil aux stands qui m'intéressaient, je dépensai un billet de cinq pièces pour m'acheter à manger, puis un billet de dix pour me procurer des vêtements plus chauds : après tout, nous étions loin d'être en pleine saison chaude ! J'aviserais à ce moment-là.

Parfois, je pensais au Monde d'Avant. Même si le climat n'était pas le même dans toutes les parties du monde – ce qui n'était toujours pas le cas aujourd'hui, évidemment –, la vie des habitants devait être bien plus simple. D'après ce que j'avais pu lire sur les manuels de géographie de mon école, le village de mon enfance se trouvait dans une grande terre qui s'appelait auparavant l'Europe. Gladius également. Les températures étaient supportables, même s'il faisait très froid en hiver et très chaud en été... mais l'activité humaine avait fini par tout détraquer, à tel point que tout était toujours extrême, et jamais au bon moment. Pour les citoyens de l'Ancien Monde, en Europe, de la neige en mai, ce n'était pas commun. Étrange.

Même si nous avons plusieurs documents de médias du Monde d'Avant, j'avais toujours été étonnée de constater qu'il n'était pas souvent – voire jamais – fait allusion à ce détraquement climatique qui prenait de la vitesse au fur et à mesure du temps. Les humains semblaient bien plus intéressés par l'argent et le fait de cracher sur les minorités sociales. C'était visiblement inscrit dans leurs gènes, car même aux jours d'aujourd'hui, beaucoup continuaient à le faire. L'humain avait beau être doté d'une intelligence et d'un libre arbitre, il l'utilisait la majorité du temps pour faire des trucs cons ou pour nuire à son prochain. Comme les personnes qui avaient le plus de pouvoir dans le Monde d'Avant : l'urgence climatique ? Elle passait après la règle du « toujours plus » ! Toujours plus de ressources, toujours plus de terrain, toujours plus de célébrité, toujours plus d'ego, toujours plus de sponsors, toujours plus de possessions, toujours plus d'acheteurs, toujours plus de matériel, toujours plus d'énergie polluante, toujours plus de contrôle, tout toujours plus vite, toujours plus, toujours plus, toujours plus, toujours plus d'argent !

Et à quoi cela avait-il conduit ? Lors d'un été, les incendies déclenchés avaient été tellement étendus qu'ils avaient rasé des villes entières. Et l'année suivante, rebelote. Et l'année d'après, idem. Jusqu'à ce qu'on se rende enfin compte du problème. Maintenant, quand il faisait trop chaud, on ne pouvait même plus sortir de chez nous si on souhaitait rester en bonne santé. On ne comptait plus le nombre de personnes décédées à cause de la chaleur estivale. Et encore, je devrais plutôt dire « le nombre déjà exubérant que le gouvernement d'Aquila avait bien accepté de donner pour ne pas donner l'impression aux citoyens et citoyennes que les médias ne servaient qu'à sa propagande ».

Mais ce n'était pas le pire. J'avais entendu dire que dans l'Ancien Monde, les régions les plus froides du globe comptaient d'énormes blocs de neige et de glace. Aujourd'hui, il n'y en avait plus. La banquise avait fondu, en grande majorité, et ce qu'il en restait ressemblait fortement, climatiquement parlant, à l'ouest de l'ancienne Europe. Et toutes les maladies contenues à l'intérieur de ces dits blocs de glace avaient déferlé, telles une tempête, sur les populations. Les espèces animales en danger avaient commencé à décroître de manière encore plus accélérée que d'habitude, mais ça n'avait pas été dit. Aujourd'hui, pour nous, les tigres n'étaient que des peluches un peu difformes, un peu fantasques. Puis ensuite, les humains. Seuls quelques-uns avaient survécu. Ils avaient fini par ressortir de leurs bunkers, où ils étaient coincés à l'intérieur à cause de la terreur des catastrophes naturelles et des guerres qui se jouaient au-dessus de leurs têtes. Ils avaient reconstruit des communautés, se débrouillant avec ce qui leur restait.

Puisqu'ils s'étaient caché les yeux devant le Néant qui avançait à petits pas, leurs lieux cloisonnés de protection avaient été érigés en urgence, et les terres ne comportaient plus grand-chose. Mais à force de persévérance, à seulement quelques millions éparpillés aux quatre coins de la planète, ils avaient réussi à reconstruire des sociétés, peu à peu. En seulement quelques siècles. Mais aujourd'hui encore, nous vivions dans des groupes infestés par des épidémies impossibles à endiguer de par leur nombre incalculable. C'était simplement devenu notre quotidien.

Et maintenant, pour maintenir les gens dans la soumission aux dictatures mises en place, on leur faisait miroiter la terreur d'un recommencement. Si vous souhaitez vivre en sécurité, disait Aquila, il faut que vous respectiez nos lois. Nous ne voulons que votre bien, reconstruire un monde plus juste.

Autrement dit, il fallait toutes et tous être aux ordres d'un homme cruel qui ne vénérait que le pouvoir, endoctrinés à longueur de temps, tout ça pour ne pas trop faire bouger cet ordre mis en place.

— Hem... excuse-moi, petite. T'es perdue ?

Je sursautai, tirée de mes pensées par cette voix bourrue. Je levai la tête pour me retrouver nez à nez avec un homme immense, à la barbe hirsute et aux cheveux brillants. Il avait une carrure large et des ongles pleins de terre, ce qui contrastait avec ses habits soignés et ses lourdes bottes à coques.

— Oui, monsieur, excusez-moi. J'ai fait un long voyage, je suis seulement fatiguée, bredouillai-je en constatant que j'étais plantée en plein milieu du chemin depuis de nombreuses secondes. Je vais essayer de me trouver un endroit pour dormir. Vous ne sauriez pas où je pourrais aller ?

— Tu peux aller à l'auberge du quartier ouest, fit-il en se grattant la barbe, ce qui produisit un son de crissement assez loufoque. Il est tenu par une bonne femme aux cheveux couleur feu, qui a un rire gras et de la bonne humeur à revendre. Tu la r'marqueras facilement si tu y entres. Elle est toujours collée à son bar, à aligner les bouteilles de boisson qu'elle vient de recevoir, de la plus petite à la plus grande, ou bien par ordre croissant de la teneur en alcool. Elle a un p'tit pêt' au casque, mais elle est très gentille. C't'à trois rues d'ici.

Je haussai la tête avec un léger sourire. Le sien comportait deux trous et des couleurs oscillant entre le noir, le doré et le grisâtre.

— Merci, monsieur.

— Y a pas d'quoi, petite. Hem, attends, dis-moi... me lança-t-il alors que je le dépassai. Tu viens d'où, comme ça ? Au vu t'tes cernes, on dirait que t'as couru toute la nuit. T'sais que fuguer, ça peut finir que mal. J'le sais, tu peux m'croire, expérience de jeunesse.

Ne pas prononcer tous les mots entièrement semblait être une coutume, ici. Je secouai la tête en remerciant cet inconnu pour le chemin qu'il m'avait indiqué.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur. Merci pour votre aide.

Je lui adressai un signe de la tête puis me mis en marche vers l'endroit qu'il m'avait indiqué, impatiente de pouvoir poser ma tête sur un oreiller. Les rues étaient remplies de gens se dirigeant vers le marché ou bien chez leurs amis et familles, et tout le monde portait des habits singulièrement différents, marquant à peu près le niveau de richesse dans lequel chacun évoluait. Le soleil montait lentement dans le ciel, éclairant les rues d'une chaleur froide et faisant apparaître dans le reflet de certains miroirs des prismes de couleurs pâles. Parfois, des traces d'arc-en-ciel se faisaient voir. Déambulant dans l'espace, jouant avec les rayons des réverbères victimes d'un oubli d'un allumeur de lampadaire, je finis par arriver devant un grand bâtiment de pierre ancienne dont la devanture indiquait en lettres majuscules « À L'AUBERGE DU BONHEUR ». Je supposai que c'était le bar dont m'avait parlé l'homme du marché, aussi y entrai-je en farfouillant dans mon sac pour y dénicher les anciens papiers de ma mère d'adoption que j'avais pris dans mon ancienne maison.

Lorsque je réussis à les arracher au gros tas de mes affaires, je me retournai vers le comptoir qui se trouvait au fond de la salle. Je remarquai que de nombreuses tables étaient occupées par des hommes et des femmes de tous âges, parfois même des familles ou des groupes d'adolescents un peu plus jeunes que moi. La lumière jaune donnait au tout une ambiance assez chaleureuse, et les planches de bois qui avaient été maladroitement collés à certains murs dans le but de donner une ambiance rustique semblaient rire de l'air enjoué de la salle. Je me dirigeai vers le bar d'un pas fatigué.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant