Lorsque je repris conscience une nouvelle fois, ce ne fut pas de manière progressive et brumeuse, comme il y a quelques heures, non. Je n'entendis rien avant de me réveiller, je ne vis pas de décor flou en battant des paupières irrégulièrement, comme dans les films d'action. C'était peut-être pour le mieux, à vrai dire. Mon retour dans le monde réel s'effectua donc de manière brutale et brièvement douloureuse, comme un énorme sparadrap que l'on arracherait de la peau d'un coup sec. Alors que tout était ténèbres, silence et inconscience la seconde précédente, j'ouvris les yeux en grand en inspirant si profondément que je laissai échapper un bruit de souffle au volume bien trop haut. Ma poitrine semblait compressée, bloquée, aussi, respirer de cette manière me fit un effet douloureux : était-ce cela que ressentaient les nouveau-nés lorsqu'ils s'extirpaient enfin du corps qui les avaient hébergés neuf mois durant et que leurs poumons se déployaient pour la première fois ?
Je battis des cils et tournai la tête de tous les côtés : je me retrouvais enfin dans un état normal, aussi la vitesse de mes pensées me donna des vertiges durant quelques temps. La pièce dans laquelle je me trouvais était ma foi plutôt grande, une vieille ampoule grésillait au plafond avec les fils électriques à découvert. Les murs cassés à moitié rafistolés étaient partiellement recouverts de bâches vert foncé et d'épais morceaux de scotch grisâtre, et le sol était en terre poussiéreuse, comme les anciens bâtiments de Gladius qui avaient été détruits pour déplacer le centre-ville et construire de nouvelles habitations. Peut-être en était-ce un, d'ailleurs ? Ou pas du tout, comment savoir ?
J'étais debout, me semblait-il. Ma nuque raidie commença à me lancer, aussi arrêtais-je de me lancer, faussement calme, dans la contemplation d'une pièce où l'on me retenait captive. Où étais-je, exactement ? Qui était réellement Aries ? Sa mère m'avait-elle menti ? Était-il décidément impossible de faire confiance aux gens dans cet environnement pourri et fanatisé jusqu'à la moelle ? Qui était la seconde personne qui m'avait portée durant le trajet jusqu'à cet endroit ? Était-ce un groupe de soldats auquel on m'avait livrée qui me retenait captive avant de me jeter en prison pour desseins nourris contre la dictature ? Les deux horreurs sur pattes qui m'avaient soi-disant élevée durant mon enfance étaient-ils au courant ? Mon rêve ne pouvait pas s'arrêter ici, c'était bien trop injuste...
Je secouai ma tête en fermant les yeux, tâchant de discerner une sensation dans mon corps. Je le sentais à nouveau, même s'il me paraissait encore légèrement endormi et étranger à mes sens. Le bout de mes deux pieds reposait sur le sol, dans mes chaussures, et le poids de mon corps était basculé vers l'avant, avec mes jambes pliées qui ne retenaient plus ma masse. Mon buste suivait le mouvement, et ce n'est que quand je pris conscience de la douleur aiguë qui me tenaillait les épaules que je compris que mes mains se trouvaient attachées au-dessus de ma tête, et qu'il n'y avait qu'elles qui retenaient le reste de ma silhouette de s'écraser sur le sol de cette pièce. Serrant les dents, je fis un effort colossal pour me redresser et me remettre debout, en bloquant mes genoux pour ne pas qu'ils ploient de nouveau. Qui avait eu cette idée de m'attacher en me maintenant les poignets au-dessus du crâne ? Je pris une grande inspiration sans regarder ce qu'il y avait autour de moi et, faisant jouer mes muscles, je me hissai au-dessus du sol en repliant mes bras. Une fois en haut, j'observai le nœud fait : en tirant dessus avec les dents, il me serait possible de le défaire. Ce n'était que de la corde, après tout. Certes, tout avait été agencé de manière complexe, mais il me suffisait simplement d'observer pour savoir comment tout enlever.
J'hochai la tête et me laissai retomber sur le sol pour reposer mes biceps durant quelques secondes, avant de remonter. J'avais remarqué qu'on m'avait dépossédée de mon sac : c'était évident. Qui aurait laissé une prisonnière avec ses affaires, qui plus est des plans et potentiellement des pièces compromettantes dans l'optique d'un procès ? Un procès. Un procès, n'importe quoi. Cela faisait bien longtemps qu'il n'en existait plus. Quand on vivait dans une dictature, il y avait une règle qui s'appelait tolérance zéro. Voire même meurtres, tortures et enlèvement de citoyens, soupçonnés ou pas, la grande majorité du temps innocents. Et puis même s'ils avaient en effet tenté d'effectuer n'importe quelle action pour résister, pour essayer de vivre un petit peu, était-ce nécessaire de faire une différence de traitement ? Tu divagues, Cassiopée, me répéta la petite voix au fin fond de mes pensées. Non, je ne divaguais pas. Se rappeler les causes de sa colère et ce sentiment en lui-même pouvaient parfois être la seule chose capable, dans l'univers, de donner de la détermination.
Plusieurs flashs me revinrent en mémoire alors que je m'appliquais à attraper le bout de la corde qui me retenait prisonnière entre mes dents pour la faire bouger. Des flashs de réactions à l'étalement naïf de mes rêves de gosse. Je me souvenais que je jouais déjà avec les mots avant même d'apprendre à écrire, et que j'avais toujours vécu la tête dans les étoiles, dans un autre monde terriblement plus beau que celui dans lequel j'évoluais. La première fois que je m'étais faite frapper pour en avoir parlé avec d'autres gamins de mon âge, j'avais compris que l'univers auquel j'aspirais n'était pas celui que je vivais au quotidien. Et qu'il était urgent que je change ça. J'avais, quoi, huit ans ? À cet âge-ci, n'était-on pas supposé jouer au ballon avec son groupe d'amis, et évoluer à pas lents en étant complètement insouciant ? Quand j'en avais touché deux mots à Madame, elle m'avait répondu que ce genre d'histoires, faire changer le monde, était ridicule et qu'il fallait que je grandisse. Alors, quoi ? Grandir, c'est quoi, au fond ? Accepter qu'on ne pourra jamais rien faire pour changer le monde ? Grandir, c'est se résigner ?
Quand je regardais certains documents du Monde d'Avant, dans la bibliothèque de mon établissement scolaire, j'avais remarqué que les grandes luttes d'avancement et de progression sociétales comptaient souvent beaucoup de jeunes membres, quand elles n'étaient pas carrément portées par la jeunesse. Et puis après, quoi ? Rien ? On parle de crise d'ado pour parler de prise de conscience, ou de simple période quand on pense à ces personnes-là, comme si se battre pour améliorer l'environnement dans lequel on était des milliards à évoluer était un simple caprice qui passait quand on vieillissait, et donc « gagnait en sagesse ». Alors, quoi ? Vieillir, s'assagir, c'est quoi au fond ? Accepter qu'on ne pourra jamais rien faire pour changer le monde ? S'assagir, c'est se résigner ?
Emplie de colère et de frustration, j'attaquai la corde qui entravait mes mouvements avec plus de vigueur, et le volume du nœud finit par se réduire légèrement. D'abord de manière presque imperceptible, puis ensuite de presque un tiers. J'en étais à plus de la moitié, à me balancer, les jambes dans le vide, les pieds pendants. Je n'étais concentrée que sur ça, aussi eus-je un sursaut lorsqu'une voix se manifesta et que de nouveaux bruits retentirent à l'autre bout de la pièce, qui était plongé dans la pénombre.
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La course des étoiles
Sci-fi𝗜𝗟𝗦 𝗘́𝗧𝗔𝗜𝗘𝗡𝗧 cinq. Cinq âmes rêveuses, égarées dans un monde où trop de choses n'allaient plus. Cela faisait maintenant vingt-six ans que la guerre était finie et que le peuple d'Eques était dirigé d'une main de fer par un dictateur aussi...