10 | Écrire, c'est résister - seconde partie

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— Je n'ai jamais eu réellement besoin de me rendre compte que le monde dans lequel j'évoluais puait la gangrène. Je l'ai toujours plus ou moins su. Une petite voix m'a toujours murmuré que ma place n'était pas ici, comme l'écho inlassable d'un murmure. Oui, j'ai toujours su que les Terres d'Eques étaient un lieu Maudit. Comme j'ai toujours su que j'étais aroace, par exemple. À l'adolescence, je me suis dit que ça changerait car, étant enfant, l'amour n'est pas forcément ton centre d'intérêt premier – et c'est bien normal ! – et ton rapport à lui change toute ta vie, mais l'entièreté de ce que je suis aujourd'hui a été façonné par les évidences. Je sais que ce n'est jamais le cas pour les autres personnes, mais... pour moi, c'est comme ça. J'ai toujours su que je voulais – que je devais – chambouler le monde entier, faire ouvrir les yeux aux gens, soulever une révolte et renverser Aquila. Avec un groupe de rebelles, comme la Guilde, bien évidemment, finis-je en abaissant ma voix.

— Et après que tu auras fait ça ? Tu sais ce que tu feras ? m'interrogea ma·on nouvel·le ami·e.

Sa question me laissa sans voix, et j'hésitai avant de lui répondre. Je le savais, j'en avais la sensation, mais je savais aussi que je ne devais en parler à personne. C'était une évidence. Encore une évidence.

— Je verrai bien à ce moment-là !

Surtout ne pas penser qu'atteindre ce but n'était qu'une possibilité parmi tant d'autres et que les évènements n'étaient jamais écrits à l'avance... non, surtout, ne pas y penser.

Je fermai les yeux et m'efforçais de penser positif, de retrouver l'espoir qui n'avait fait que me pousser de l'avant ces derniers jours, ces dernières heures, mais je ne trouvai qu'une angoisse colossale aux fonds abyssaux. Il ne suffisait que d'une pensée parasite pour occulter et jeter un voile noir d'encre sur tout l'espoir du monde, aussi immense soit-il.

— Cassiopée !

Je secouai la tête violemment en me faisant tirer de mes pensées. Lou était debout et me tendait la main.

— Excuse-moi... quoi ?

— T'es dans la lune, dis-moi, se moqua-t-iel gentiment. La réunion va commencer dans une vingtaine de minutes. Tu pourras t'y présenter plus en détail et faire plus ample connaissance avec tout le monde. Tu viens ?

Je hochai la tête, soudain intimidée par la perspective que mon engagement dans la Guilde devenait enfin concret, et je suivis Lou hors de la salle à manger pour entrer dans la salle de réunion, où régnait un esprit bon enfant. Plusieurs personnes étaient déjà assises, et d'autres discutaient par petits groupes.

— Lou, Cassiopée ! Merci d'être venu·e·s, nous salua Élios avec un sourire dès que nous entrâmes dans la pièce. Il manque encore Georges et son père, et après nous pourrons commencer cette réunion.

— Hâte d'en apprendre plus sur l'organisation de notre groupe, Cassiopée ?

Cette question venait d'Aries qui se trouvait – pas très surprenant – à deux pas d'Élios. J'opinai du chef en tâchant de ne pas paraître plus stressée que je ne l'étais en réalité.

— En effet !

Le fils de la barmaid tira la chaise à côté de celle de celui qui dirigeait la Guilde, et s'assit dessus dans plus de cérémonie. Je supposai qu'il avait une place privilégiée au sein du groupe, pour être toujours présent aux côtés d'Élios, à lui parler ou le détailler avec une expression aussi intense qu'indéchiffrable.

Nous patientâmes moins d'une demi-douzaine de minutes avant que les deux retardataires ne pointent le bout de leur nez dans la salle de réunion. J'étais occupée à retenir chaque visage et ne fis pas attention aux leurs, mais une poignée de secondes après, tout le monde avait retrouvé sa place et les discussions s'achevaient brusquement, dans des murmures, tandis qu'Élios se levait et dardait son regard brûlant sur le groupe.

— Bonjour à tout le monde, commença-t-il. Avant de déclarer cette réunion ouverte, je tenais à rappeler les règles pour notre nouvelle recrue, Cassiopée.

Il n'en fallut pas plus pour que j'aie l'impression qu'un énorme projecteur s'était braqué sur moi et que les gens m'observaient en détail comme des bêtes curieuses. Je leur adressai un sourire crispé tout en baissant les yeux du mieux que je pouvais. Le chef des rebelles déblatéra une litanie interminable de détails techniques que j'écoutai par pur respect, mais qui, en réalité, me passaient quelque peu au-dessus de la tête. Le jeune homme finit par déclarer officiellement – enfin, façon de parler, nous n'avons pas d'administration quand nous œuvrons dans l'illégalité – la réunion ouverte, et nous indiqua le problème auquel il réfléchissait avec son acolyte – Aries – depuis déjà plusieurs jours. Il fronça les sourcils, ce qui fit apparaître un pli sur son front, et prit l'air grave d'une déclaration officielle.

— Comme vous le savez, les différents groupes rebelles des terres d'Eques se sont quelque peu spécialisées, au fil des années, dans le collage clandestin. Nous organisons plusieurs fois par mois des nuits dédiées au collage, et je vous le dis d'emblée, ce n'est certainement pas moi qui mettrai fin à cette activité. Seulement...

Les phrases se basant sur le modèle « j'affirme quelque chose MAIS j'explique le contraire » se soldaient dans l'immense majorité des cas par une contradiction de la première partie de la phrase. J'en avais vu des vertes et des pas mûres durant mon enfance (« je ne suis pas raciste, mais... » était celle qui était le plus revenu après « je suis pour l'égalité des genres, mais... »), aussi redoutais-je toujours ce genre de discours. Je n'aurais pas dû, à vrai dire.

— ... cette méthode n'est pas toujours optimale pour faire passer des messages. Les rares personnes qui sont d'accord avec nous hochent sûrement la tête et voilà, c'est leur moment « je ne suis pas seule » de la journée, fini, au revoir. Les autres arrachent les affiches ou laissent les soldats le faire, et c'est leur version qu'on entend dans la population : nous sommes trop lâches pour montrer nos visages, nous sommes des hystériques dont le seul but est de mettre toute la société à mal – ils n'ont pas tort sur ce point, dit-il, et quelques rires fusèrent.

Il fit une pause pour regarder tout le monde.

— Mais comme tu l'as dit, nous ne voulons pas abandonner les collages, qui restent un moyen efficace de faire savoir qu'on existe, répondit une jeune fille – ou, du moins, une personne au passing jugé féminin par les normes binaires de ce monde – aux longs cheveux bruns, d'une voix forte et pleine d'assurance. Que nous proposes-tu ?

Élios lui sourit et effectua un geste que je ne décelai pas envers Aries – en tous cas, celui-ci le vit et agit en conséquence. Il se pencha en avant pour capter le regard de l'autre rebelle et se lança dans des explications brèves :

— D'essayer une autre tentative d'approche. Plutôt que d'inscrire des slogans brefs sur des bouts de papier et de les afficher à la vue de tous et de toutes sur les murs des bâtiments, pourquoi ne pas venir s'infiltrer dans l'individualité des gens pour faire appel à leur propre esprit critique, et pas à la réaction automatique de rejet de la foule ?

Sa proposition fit son petit effet, et il ajouta aussitôt :

— Nous pensions écrire des textes, des poèmes : des écrits plus longs où nous pouvons ajouter des détails à nos revendications, expliquer qui nous sommes, rétablir la vérité, citer les personnes auxquelles nous avons pris certains slogans des collages pour que les gens puissent réfléchir et se renseigner par eux-mêmes. Nous pourrions copier les textes écrits plusieurs fois, et les distribuer illégalement dans toutes les boîtes aux lettres que nous trouverions. Qu'en dites-vous ?

Des murmures d'approbation se firent entendre, des gens se proposèrent pour la création littéraire – dont moi –, d'autres pour recopier les textes à la main en grande quantité afin d'en avoir suffisamment pour au moins un des cinq districts de Gladius : le quartier Est, qui regroupait surtout des pêcheurs et des personnes pauvres. C'étaient le genre de personnes plus facile à convaincre et manipuler que les riches qui jouissaient de nombreux privilèges offerts par Aquila et son gouvernement. Si ces derniers avaient réussi à les faire accepter leur vie misérable, on pouvait aussi leur exposer nos idées pour les aider à poser des bases de réflexion.

Écrire est une forme de résistance. Mieux : puisqu'on met toujours un peu de soi dans ses textes, écrire, c'est résister.

— Eh bien, à chaque écrivain, à chaque écrivaine en herbe : à vos stylos ! conclut Élios sous les applaudissements de la fin de cette réunion.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant