Contrairement à d'habitude, lorsque j'ouvris les yeux le lendemain matin, le soleil était déjà haut dans le ciel, dégageant sa chaleur lourde et étouffante de début de printemps. Les arbres s'étaient déjà parés de leur feuillage vert lumineux, mais ne parvenaient pas à offrir beaucoup d'ombre aux rares badauds qui se traînaient dans les rues de Gladius. Le peu qui se projetait ici et là n'était pas un soulagement suffisant contre la chaleur : les canicules printanières s'installaient souvent pour quelques semaines, brusquement après les périodes de neige, puis repartaient prendre des vacances avant de venir gâcher celles des humains durant la période estivale. Les rayons de l'étoile de notre système planétaire traversaient les vitres poussiéreuses entrouvertes de ma chambre et s'échouaient sur le bureau où était négligemment posé mon sac de voyage. Je poussai un grognement, sentant mon dos couvert de sueur. Je n'avais pas fermé les volets à temps, aussi la fournaise poisseuse avait envahi la chambre dès la fin de la brise nocturne. Les draps gris fournis par la barmaid auraient besoin d'être changés. Sans plus perdre de temps, je me mis sur mes pieds frêles avant de me diriger vers la petite salle de bains accolée à la pièce : les chambres d'hôtes étaient les seuls bâtiments où l'acheminement d'eau courante était imposé, aussi profitai-je durant une dizaine de minutes de la douche et du jet d'eau glaciale sur ma peau nue.
J'empoignai le pommeau dans ma main droite et le dirigeai sur mes épaules étroites, sur mon dos maigre, puis sur ma poitrine menue, en observant avec une curiosité nouvelle cette peau qui recouvrait mon squelette, cette peau qui avait été jugée trop foncée par les autres gamins puis par les adultes, pendant toute mon enfance, cette peau qui m'avait valu des remarques racistes, comme une rengaine, un mantra, qui me dégoutait de tout mon être. Mes pieds étaient longs et fins, mes mollets maigrelets, mes cuisses fuselées. Je passai le bout de mon index calleux sur mes hanches en forme de trois, seul endroit de mon corps où se logeait la graisse que j'ingurgitais, visiblement. Par endroits, ma peau comptait des stries violacées. Mon ventre était légèrement bombé et mes côtes perçaient sous ma peau lorsque je levais mes bras maigres. Je secouai la tête et dirigeai le fil d'eau sur le haut de mes seins, profitant de ce rafraîchissement bienvenu avant d'affronter la journée qui m'attendait. Les murs de pierre gardaient plutôt bien la fraîcheur, mais on sentait tout de même l'atmosphère pesante au dehors. Personne ne le mentionnait, mais on savait très bien ce qui arrivait à ceux qui n'avaient aucune maison où s'abriter durant les journées de canicule qui arrivaient sans prévenir après des heures où les vents griffaient les peaux de leurs souffles glaciaux. La grande majorité de ces gens mourrait de chaleur.
Un soupir s'échappa de mes lèvres craquelées par la sécheresse alors que je passai mes mains dans mes cheveux crépus. Mes yeux bruns croisèrent le petit miroir aux coins brisés et maladroitement rafistolés à l'aide de scotch transparent. J'enfilai rapidement une brassière de sport et un débardeur bleu ciel, puis un sarouel que je roulai jusqu'à ce qu'il atteigne mes genoux. Une fois mes chaussures mises, je pris quelques secondes pour respirer, ranger mes affaires dans mon sac au cas où quelqu'un viendrait à ouvrir la porte de cette chambre par mégarde. J'empoignait les hanses dudit sac et descendit les escaliers de l'auberge à toute allure : aujourd'hui, j'irais visiter la ville. Il fallait simplement que je prenne beaucoup à boire, et puis un en-cas pour avoir quelque chose dans le ventre.
— Bonjour ! lançai-je à la mère d'Aries lorsque celle-ci leva la tête de ses rangements de bouteilles – l'homme du marché ne m'avait pas menti quant à sa manie de tout réorganiser selon une logique étrange et propre à son humeur du moment, ses impulsions.
— Mais bonjour à toi, Cassiopée ! me répondit celle-ci. Tu m'as l'air, disons... déterminée. Oui, déterminée, c'est ça. Je me trompe ?
Elle m'adressa un grand sourire en se redressant péniblement, les mains appuyées contre le bas de son dos. Ce jour-là, elle portait une robe ravissante aux décolleté un peu trop plongeant qui la boudinait légèrement, et elle avait un air rayonnant qui semblait contagieux. Ses taches de rousseur ressortaient sous la lumière jaune au-dessus du comptoir, et elle me proposa un petit-déjeuner. Je jetai un coup d'œil à la carte affichée à l'entrée de la pièce et optai pour le moins cher d'entre eux : une petite baguette cachant quelques grammes de beurre, du jambon, de la salade et des tomates trop mûres accompagné d'une assiette de haricots rouges baignant dans une mare de sauce tomate de la même couleur. La chaleur au-dehors était brûlante, certes, mais j'engloutis mon assiette en me répétant que j'allais avoir besoin de forces.
Lorsque je posai un pied en-dehors de l'auberge, j'eus un soupir surpris. L'air était beaucoup plus lourd que ce que je m'étais imaginé, aussi ne fus-je pas étonnée de constater que ma peau se couvrait de sueur alors même que je venais de sortir d'une douche froide. Je refermai la porte d'entrée et m'aventurai dans les rues de Gladius, pressée de découvrir tous les recoins de la ville. Il avait beau n'y avoir aucune trace de vent, je sentais la poussière se soulever sous mes pas et s'introduire par ma bouche, mon nez, mes yeux, et je toussais à chaque carrefour auquel je tournais. La plus grande partie des habitants était cloitrée dans sa maison, à quelques centimètres d'un ventilateur pour les plus riches demeures, probablement. Ou bien, quoiqu'il en soit, en quête d'un peu de fraîcheur au milieu de cette canicule étouffante et sortie de nulle part. Je secouai ma tête en rajustant mon chignon serré qui me donnait, à mon grand désarroi, un air soigné et dédaigneux – c'est-à-dire ce que je n'étais pas –, mais qui me dégageait la nuque. J'avais beau avoir mis mes lunettes de soleil, mes yeux s'étaient réduits à deux petites fentes en raison de la lumière insupportable qui régnait dehors.
J'arrivai enfin en cœur de ville, sur la grand place, étonnée de constater que les rares passants étaient des soldats débraillés, des ivrognes à la barbe hirsute, ou bien des filles aux longs cheveux qui avaient probablement laissé leur espoir s'abîmer sous le chaos et le regard de la lune. Les rues étaient pour la plupart vides, ce qui était assez rare, à vrai dire. Même dans le petit village où j'avais grandi, les gens se retrouvaient souvent pour faire la fête, et ce par tous les temps. L'asphalte du sol aurait pu être dévoré par les flammes à quelques mètres d'eux, les grêlons auraient pu tomber en masse comme pour tout briser, les humains avaient appris à être de plus en plus résistants aux caprices de la nature qu'ils avaient détraquée au fil des années. Je n'arrivais pas à savoir si c'était une bonne nouvelle ou non.
Mes questions et tergiversations furent interrompues par des cris étouffés, qui semblaient provenir de la petite rue voisine. J'avais beau toujours avoir trouvé stupides les héros ou héroïnes des livres d'aller se jeter dans la gueule du loup lorsqu'ils ou elles entendaient un bruit suspect – mais cours ! ne va pas voir ! t'es bête ou quoi ? je sais bien qu'il faut que le scénario avance, mais si ça pouvait être fait sans mise en danger consciente et ridicule, ce serait mieux ! –, avoir toujours pensé que l'instinct de survie était plus fort que la curiosité, cette dernière prit le pas sur tout autre sentiment en moi. Mes jambes s'agitèrent pour se diriger naturellement vers la grande maison qui ouvrait le bal à toutes les autres dans l'allée, et je profitai de l'ombre large projetée sur le sol par le bâtiment pour me dissimuler derrière le mur au cas où j'aurais à m'enfuir.
VOUS LISEZ
La course des étoiles
Ficção Científica𝗜𝗟𝗦 𝗘́𝗧𝗔𝗜𝗘𝗡𝗧 cinq. Cinq âmes rêveuses, égarées dans un monde où trop de choses n'allaient plus. Cela faisait maintenant vingt-six ans que la guerre était finie et que le peuple d'Eques était dirigé d'une main de fer par un dictateur aussi...