Le chemin était inégal. Je me tordais les chevilles à chaque pas, et la terre poussiéreuse, sèche, se soulevait par petit nuages. Les graviers qui parsemaient les côtés de la petite route crissaient lorsqu'on posait nos épaisses chaussures dessus, rendant notre équilibre précaire. Je devais redoubler de vigilance pour ne pas me retrouver les quatre fers en l'air, mais Aries semblait avoir l'habitude de ce genre de sortie. Il évoluait avec une aisance assez déconcertante, même pour moi qui avait l'habitude des paysages escarpés et pleins de creux et de bosses.
Le jeune homme portait une veste, une casquette et un voile ombré devant le visage. Il tenait son arc d'un air résolu, et tirait à intervalles réguliers sur ses manches pour qu'elles recouvrent ses mains. Le col de son sweatshirt avait été remonté haut sur son cou.
— Alors, Cassiopée Durand, tu viens d'où, exactement ?
— Un petit village, pas loin, vers... l'est.
Aries réajusta sa casquette et sa veste pour se donner une contenance, mais je remarquai son haussement de sourcils furtif.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je, même si je connaissais la réponse.
— C'est pas bien précis, c'que tu me dis là, Cassiopée.
Il marqua une pause, hésitant, continuant à marcher à mes côtés sur le chemin de terre de la colline, le poing serré sur son arc, avant de reprendre :
— Enfin... c'est pas grave. J'comprends que tu ne veuilles pas forcément parler de toi à un parfait inconnu. Enfin, tout de même, que je sache : tu as quel âge ? Tu as un boulot ?
— J'ai qu... hem... dix-sept ans. Et non, je n'ai encore jamais travaillé, ou eu d'emploi quelconque. Je regrette.
— Oh non, t'inquiète pas, je ne suis pas là pour te faire la morale. À titre personnel, quand j'aurai fini mon service de travail que j'ai choisi de faire dans le bâtiment, j'arrêterai. L'argent est un concept créé de toutes pièces qui ne signifie rien du tout, et avec le peu que je gagne, je ne vais pas pouvoir m'acheter beaucoup de choses. Encore moins une vie heureuse, malgré ce qu'on essaie de nous faire croire, termina-t-il d'un air mi-lugubre, mi-sarcastique.
— Et que veux-tu faire plus tard ? le questionnai-je.
J'avais conscience d'être indiscrète, mais la dernière phrase qu'avait prononcée ce garçon m'avait comme happée. Il haussa les épaules, comme si ça n'avait pas d'importance.
— Être libre. C'est tout.
Il y eut un flottement, comme si le temps retenait son souffle, puis il continua sa course effrénée quand un grand sourire fit s'ensoleiller mon visage. Je ramenai promptement mes épaules en avant pour masquer ce sentiment d'euphorie que ces simples mots avaient fait déferler en moi, avant de me faire rattraper par une pensée intriguée. J'hésitai quelque peu avant de la formuler à voix haute, préférant masquer ma question par une autre.
— Être libre ? C'est-à-dire ?
— Aider ma mère à s'enfuir de tout c'bordel avec moi. Trouver refuge quelque part, loin d'la violence et d'la haine de la dictature d'Aquila. Vivre ma vie comme je l'entends, sans avoir à passer de diplôme stupide qui ne signifie rien du tout et à me tuer à la tâche à rendre service à une société corrompue pour n'en retirer que trois piécettes misérables et quelques coups. Être libre, quoi, conclut-il après sa tirade.
— Tu penses qu'être libre nécessite de fuir et d'être seul ?
Ce point de vue m'intriguait. Comme lui, j'étais ivre d'un espoir d'indépendance, mais nous ne percevions pas cette notion de la même manière.
— C'est la seule issue possible, non ? J'ai oublié l'idée d'être libre individuellement tout en évoluant dans un groupe qui cherchera à me tuer pour oser le clamer. L'espèce humaine est trop destructrice. Il ne sert à rien d'essayer de lutter : la meute est bien trop bornée et ne supporte pas les individus qui ne rentrent pas dans les clous.
Son argument me bloqua durant quelques secondes. Je ne sus quoi répondre. Les gens ne pouvaient pas être si pris par les mensonges dictatoriaux qu'ils avaient oublié tout ce qu'ils subissaient et leur désir d'avoir une vie juste, si ? Je compris alors une chose : l'espoir était à genoux, il avait flanché devant ce monde que les humains brisaient sans ménagement.
Puis ma question originelle prit le pas sur ce constat de résignation.
— Aries... je peux te poser une question ? Je... pourquoi me confies-tu cela ? Imagine un instant que je sois fanatisée, moi aussi. Je pourrais facilement te dénoncer, et tu pourrais avoir de sérieux ennuis. J'ai l'impression que tu fais confiance aux gens un peu trop vite. Je sais que ta mère a dû te parler de moi en des termes me résumant à une arnaqueuse en cavale, donc loin de ma supposition, mais tout de même.
Il eut un petit rire plein d'ironie. Il y eut une seconde de flottement avant qu'il ne réponde d'une voix légèrement aiguë :
— Tu te trompes sur toute la ligne, Cassiopée Durand. Enfin, si tu t'appelles comme ça. Comment savoir si tu ne m'as pas menti ? Je suis une personne très méfiante de nature, crois-moi. Mais ton comportement, ta manière d'hésiter en livrant des informations personnelles, tes tics d'expression faciale... tout tend à indiquer que tu te caches sous une fausse identité et que tu fuis quelque chose. Ou quelqu'un. Tout se lit dans tes yeux. Je lis très bien les yeux des gens, tu sais. Dès hier, quand t'as débarqué dans l'bar, en t'observant de loin, j'ai vu que tu n'étais pas vraiment réelle, ni vraiment comme eux. Ceux qui croient aux promesses et se plient aux menaces passives-agressives du gouvernement, précisa-t-il avec amertume. Tu devrais apprendre à faire du théâtre. Tu sais bien mentir, je te l'accorde. Mais si on sait le voir... Alors, ma chère Cassiopée, permets-moi de te retourner ta phrase : tu as de la chance que je ne sois pas fanatisé, moi, et que je ne te dénonce pas.
Je n'eus pas le temps d'encaisser les mots et de commencer à paniquer, car Aries continua sans s'arrêter, d'une voix posée, comme s'il parlait du beau temps :
— Me lance pas cette expression horrifiée, Cassiopée ! fit-il avec un léger sourire. Je t'ai cernée bien vite. C'est un de mes talents naturels, sans vouloir me lancer des fleurs. Mais ne t'inquiète pas. On est dans le même camp, pas vrai ? Je n'ai aucune raison de te faire du mal, t'sais. Si tu veux me dire la vérité, maintenant, tu peux. Tu n'es pas obligée, évidemment. Mais c'est possible si tu le souhaites. Après ça, on pourrait s'entraider. Être des alliés, pourquoi pas. Tu m'as tout l'air d'être une personne intelligente. Réfléchis-y.
— Tu...
J'avais du mal à mettre mes idées en ordre, alors je continuai à marcher à ses côtés en silence, incertaine, doutant d'à peu près tout. L'ombre des arbres au feuillage épais était une bonne chose, car, malgré la tonne de crème solaire et les protections qu'Aries avait mises, sa peau diaphane semblait fragile. Combien de temps nous avons marché, je ne saurais pas le dire. Trois quarts d'heure, peut-être ? Un peu plus ? Quoiqu'il en soit, le soleil était haut dans le ciel quand le jeune homme me fit signe de m'arrêter, jeta un coup d'œil à sa montre, puis m'entraîna derrière le tronc d'un arbre immense, un doigt sur ses lèvres fines.
— Sois discrète. Ils ont tellement peur des humains qu'ils fuiraient directement s'ils nous entendaient.
Je hochai la tête sans trop savoir qui était ce « ils » et me résignai à observer le grand espace devant moi, avant d'y remarquer deux lièvres vigoureux qui avançaient à tâtons au milieu des herbes folles. En silence, la respiration presque retenue, Aries banda son arc et dirigea le bout de sa flèche vers l'un d'eux, avant de lâcher sa corde brusquement.
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La course des étoiles
Fiksi Ilmiah𝗜𝗟𝗦 𝗘́𝗧𝗔𝗜𝗘𝗡𝗧 cinq. Cinq âmes rêveuses, égarées dans un monde où trop de choses n'allaient plus. Cela faisait maintenant vingt-six ans que la guerre était finie et que le peuple d'Eques était dirigé d'une main de fer par un dictateur aussi...