01 | Liberté - seconde partie

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Étonnamment, ce qui me touchait le plus n'était pas ce qu'on me faisait subir à longueur de journée. Ça, je m'en fichais. Les gens pouvaient bien me faire tout le mal qu'ils voulaient, j'avais compris depuis longtemps qu'ils ne pourraient pas m'arracher ma vie, l'espoir ou la rage qui m'habitaient. Je n'avais pas à gâcher mon existence en succombant au désespoir que l'on voulait me faire ressentir : je pouvais faire tellement d'autres choses ! Des choses grandioses, à ne pas en douter. Je me battrais, et continuerais toujours d'avancer, même face au plus violent des blizzards qui tentera de me repousser.

Non, ce qui me faisait me sentir aussi mal, en ce jour, ne m'était pas destiné personnellement. Mais c'était le genre de choses qui ne faisait que me bouffer les entrailles. Ce matin même, sur le tableau des informations concernant la vie politique, avait été affichée une nouvelle affiche. J'avais toujours gardé un esprit critique très éveillé, et je m'étais dirigée tout naturellement vers le parchemin, donc un coin volait narquoisement, comme pour me distraire. Il y était écrit en grandes lettres le nom d'une section de la loi très spécifique, celle sur la séparation des individus au sein de la société. Et la nouvelle loi qui venait de passer restreignait considérablement les libertés de chacune et chacun au sein des terres d'Eques : toute personne n'ayant pas un portrait du Grand Roi Aigle affiché à l'entrée de sa maison se verrait arrêtée et jetée en prison pour atteinte à la sûreté du pays. Je savais qu'il n'était qu'une question de temps avant que ça n'arrive – toute dictature érige des règles absurdes pour satisfaire à la paranoïa haineuse de son dirigeant, ce n'est pas nouveau –, mais ça m'avait tout de même plombé le moral, cette histoire.

Aujourd'hui, je ne m'étais pas rendue à l'école. À quoi bon, de toute façon ? Dans quel but ? Bouffer des punitions toute la journée pour ne pas avoir appris par cœur le texte officiel du gouvernement démontrant à quel point il était la meilleure des choses arrivées dans nos vies ? Entendre les mêmes professeurs nous rabâcher les règles de bonne conduite pour ne pas faire de vagues et se trouver une place bien rangée dans la société ? Revoir les mêmes têtes de gamins grincheux qui s'amusaient à me cogner pour me faire comprendre que j'étais trop différente d'eux pour être acceptée ? Je préférais encore bouffer de l'asphalte ou autres produits chimiques toxiques pour mon organisme. C'était moins dangereux pour l'intégrité et la survie du libre-arbitre.

Il fallait que je m'en aille. Cela devenait urgent.

Je sortis de l'eau en grelottant, le climat de la région n'étant pas très propice à la chaleur en cette période de l'année. Je me jetai ma couverture étanche sur les épaules et m'assis sur les roches humides de la plage ; mes lèvres bleuies tremblaient et je me répétais en boucle que je devais fuir. Fuir pour aller où ? me murmura ma conscience. Je n'en savais trop rien, à vrai dire. Mais dans n'importe quel autre endroit que ce pauvre village tanguant dangereusement près du gouffre de la folie et de la sénilité. N'importe où. Alors, brusquement, je me levai, enfilai mes vêtements dans une tentative assez veine de me réchauffer, et plantai mon regard dans la mer.

Demain matin, je ne verrais plus ce paysage. Demain matin, je serais en route pour la ville voisine. Personne ne m'y connaissait, personne ne pourrait me juger ; je serais comme tout le monde. Il était triste de se réjouir d'une telle chose, mais c'est poussée par cette pensée que je repris le chemin de la maison qui ne serait bientôt plus la mienne, afin de préparer mes bagages. Était-ce une bonne idée d'agir sur un coup de tête ? Non, ce n'était pas un coup de tête. Ce souhait de quitter ce village m'habitait depuis de nombreuses années déjà. J'avais quinze ans. Je pouvais me débrouiller. J'avais tout appris. Je pouvais me reconstruire. Et peut-être même me faire des amis, sait-on jamais ? C'était quelque chose qui m'avait, disons, toujours manqué.

Traversant le jardin de mes gardiens à grandes enjambées, j'adressai un geste de la main très peu poli à trois de mes camarades qui s'étaient assis sur le rebord de la rue d'en face et ricanaient derrière mon dos. C'eut au moins le mérite de les faire jacasser, le visage faussement scandalisé, et j'ouvris la porte de ma demeure, haussant les sourcils. Monsieur n'était toujours pas rentré de son travail de gestionnaire de l'usine du village, et Madame se trouvait comme à son habitude aux fourneaux, les lèvres si pincées que je me demandais comment le reste de son visage pouvait continuer à être mobile. Sa robe bien repassée contrastait complètement avec mon jean et mon t-shirt deux fois trop long. Je ne pris même pas la peine d'écouter ses réprimandes inutiles sur la bonne conduite qu'il était impératif que j'adopte, et la nécessité absolue pour moi de me rendre dans ce centre de propagande qu'était l'école. Je répétais, comme à mon habitude, un las « Oui, je comprends » à intervalles réguliers pour ponctuer ses fins de phrases. Fin de phrases ayant tendance à partir dans des aigus proches des ultrasons des jappements de chien. Je hochai seulement la tête à son ordre – suite de hurlements stridents seraient des mots plus justes – avant d'aller me laver et me débarrasser de toutes mes affaires détrempées une fois enfermée dans la salle de bain.

Je sais que je ne devrais pas me plaindre sur l'existence qui était la mienne. Je faisais partie d'une maison appartenant à un couple standard, des individus plutôt riches comparés au reste des habitants du village, et je menais une vie plutôt confortable. Nous avions l'électricité, l'eau courante, nous avions un toit et un lit pour dormir, de nombreux équipements témoins de la merveilleuse modernité vers laquelle le Roi Aigle menait le pays. Pourquoi cracher dessus en souhaitant quitter ce quotidien ? me répétait Madame inlassablement, désabusée face à ma colère.

Parce que ce quotidien n'était que mensonges, voilà pourquoi. Parce que ce quotidien n'était que mensonges, et que vouloir faire éclater ces mensonges au grand jour nous était formellement interdit. C'était bien trop dangereux, vous comprenez, ç'aurait été un acte terroriste que de vouloir arrêter de vivre enchaînés à un gouvernement qui nous tuait à petit feu.

Ce soir-là, j'engloutis mon repas comme je ne l'avais jamais fait auparavant : il fallait que je prenne des forces, pour mon voyage. J'avais déjà préparé un sac : une veste, un pantalon, des sous-vêtements, une gourde en peau de chèvre, une bourse de cuir contenant quelques pièces de cuivre et plusieurs billets, ainsi qu'une boîte en plastique pour emporter de la nourriture pour le trajet. Je n'avais plus qu'à chausser mes bottes, prendre mon arc, puis quitter la maison cette nuit. Rien de bien compliqué, n'est-ce pas ? Je tergiversais pourtant sur tout ce qui pouvait m'arriver, et tournai dans mon lit sans arriver à trouver le sommeil. La lune déposait ses rayons nacrés et irisés sur ma couverture polaire, au travers de ma fenêtre salie, et j'eus soudainement envie de rester ici, au chaud, sous les draps, attendant le petit matin, bercée par les bras de Morphée. Je tournai alors la tête, et mon regard s'arrêta sur mon bracelet doré, accroché à ma main droite.

Alors, la détermination crocheta mon cœur à m'en faire mal, et je me levai en empoignant mon sac, résolue. J'enfilai mes bottes à coups de tremblements fébriles, et j'entrouvris la porte de ma chambre. Le plancher ne grinça pas ; je ne fis tomber aucun objet, et je ne laissai échapper aucun soupir qui pût trahir ma présence. Une fois dehors, je me hissai sur le rebord de pierre de la rue et plongeai mon regard dans les étoiles : étais-je réellement en train de faire cela ? Ce décor fantomatique me paraissait tellement onirique... les branches des arbres n'étaient plus que de grandes ombres informelles sur le goudron défoncé de la route, et la lune plus qu'un diamant flou qui se moquait de la terre. Le calme nocturne était angoissant, presque surnaturel, assourdissant, comme si le ciel se préparait à exploser à tout moment.

Ce ne fut heureusement pas le cas. Je finis par hocher la tête, descendre du muret puis me mettre en marche vers la sortie du village. Je ne croisai personne, à l'exception d'un chat noir aux yeux plus brillants que des émeraudes, et, passé les dernières habitations, je me mis à courir, sur la route, ne retenant plus mes larmes et mes rires : ce départ était celui d'une grande aventure. Bien plus grande que ce que je ne le pensais. Mais ça, je ne le savais pas encore. Pour l'instant, j'appréciais juste de goûter à la saveur de la liberté, seule, sur une route défoncée, au beau milieu d'une nuit au brouillard amorphe attendant la lumière pour s'éveiller.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant