02 | S'échapper - première partie

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La capuche rabattue sur la tête, je ne m'arrêtais plus de courir, tant de crainte que de fébrilité, et mes côtes me faisaient souffrir. Je devais avoir parcouru plus de dix kilomètres depuis que j'avais quitté mon village, et j'avais fait quelques pauses pour boire et reprendre mon souffle. Mon cœur cognait ma poitrine, comme si son désir le plus cher était de sortir de ma cage thoracique, et ma respiration se faisait de plus en plus saccadée : il fallait que je trouve un endroit où me reposer. La fatigue me menaçait de ses griffes piquantes, et je sentais mes jambes commencer à trembler lorsque j'aperçus une maison au milieu d'un champ, à moins d'un demi-kilomètre de ma position. J'entamai ma descente et puisai un peu d'eau dans le puits : j'en aurais besoin pour la continuation de mon périple. Mes mains étaient moites et je craignais de faire trop de bruit ; je ne tenais pas à avoir des ennuis avec les habitants de cette petite maisonnette de campagne. La corde tenant le seau avait été rafistolée par endroits, et le crochet à son bout partiellement rompu : même dans le noir, on pouvait voir que cette citerne n'avait pas été construite récemment. Porter le goulot de ma gourde à mes lèvres me fit l'effet d'un glaçon : l'eau avait un étrange goût de terre.

Je soupirai, et, rejetant mon sac sur mon épaule, je posai un pied devant l'autre : il fallait que je continue d'avancer. La montre à gousset que j'avais glissé dans ma poche indiquait quatre heures neuf du matin. Le soleil ne se lèverait pas avant quatre nouvelles heures.

J'effectuais chacun de mes gestes avec une vitesse trop impatiente, effrayée par l'idée que l'on me rattrape. J'en avais presque oublié de penser. Je ne connaissais pas les endroits par lesquels je passais, n'ayant jamais connu que les cloisons de mon village d'enfance. Où se trouvait donc la grande ville dans laquelle je souhaitais me rendre ? Gladius avait la réputation d'être visible de loin, se trouvant près de la côte, et possédant une tourelle de vigie en fer d'une centaine de mètres au bas mot. C'était ce qu'il y avait marqué sur tous les manuels de géographie que j'avais réussi à voler à la bibliothèque de l'école. Ne me jugez pas pour cela ; il était amusant de voir le visage affolé des deux documentalistes, qui passaient dans les classes pour distribuer de ridicules réprimandes et des gifles aux élèves soupçonnés de vol – dont je ne faisais pas partie : pourquoi donc la petite sauvageonne du village aurait-elle voulu voler un ouvrage de culture ? C'étaient le genre de vengeance personnelle que j'aimais, même si cela faisait enrager les élèves visés, qui me prenaient alors pour cible immédiatement.

Éclairée par la lumière de la pleine lune et les flaques d'eau qui jonchaient le bord de la route et faisaient luire le goudron, je prenais garde à ne pas tomber dans la boue ; ç'aurait été fâcheux, et drôlement incommodant pour la suite de ma fuite, que je me plaisais à nommer quête de liberté. La lune dessinait l'arc-de-cercle de son voyage dans le ciel un peu trop rapidement à mon goût, et je finis par distinguer une ombre informelle dans la nuit. Ça ressemblait à une griffe. Une fine griffe un peu fragile, mais qui ne bougeait pas face à la brise humide que soufflait Éole.

Je plissai les yeux. Ce qui semblait n'être qu'une apparition fantasmée restait bien droite dans mon champ de vision, aussi immobile que fine. L'ombre paraissait loin, si loin. Ce ne pouvait être que la tourelle de surveillance de la ville de Gladius. Après tout, ce bâtiment possédait une renommée nationale, au vu de son étrange forme tordue et de la résistance de l'acier qui recouvrait ses murs. Gladius était une ville immense, et, même si je n'avais eu l'occasion d'y mettre les pieds que durant un voyage scolaire jusqu'au centre de dons du quartier des administrations pour l'État, j'avais eu loisir de me renseigner sur cet endroit dans tous les livres d'Histoire que j'ai pu trouver à son sujet.

Un centre de dons pour l'État, oui. Enfin, officiellement. En réalité, ce n'était rien de plus qu'un bâtiment religieux de l'Ancien Monde – une église, je crois que c'est comme ça que ça s'appelait – remis à neuf où la présence annuelle d'hommage au Roi Aigle était obligatoire à partir de la majorité, dix-sept ans, sous peine de flagellations en public. La seule religion qui perdurait était le fanatisme chauvin – du moins, c'est ce que j'avais pu observer dans mon village depuis ma naissance –, nommé légalement (et ironiquement) patriotisme par nos dirigeants. Mon existence entière n'était que le semblant d'une énorme farce de ce que pouvait être la vie. Comment était-ce possible qu'une révolution n'ait pas déjà eu lieu, avec toutes les mesures imposées aux habitants des terres d'Eques ?

Le vent fit voler une de mes mèches brunes. Je secouai la tête et me remis en marche d'un pas pressé. Plus vite j'avancerais, plus vite je serais arrivée à Gladius. Et plus vite j'aurais une chance de repartir de zéro dans ma vie, avant de tenter de soulever une révolte. Je voulais changer le monde. N'était-ce pas une tâche trop ardue ? Je ne pouvais pas le faire seule, il fallait que je sois soutenue, ne serait-ce que par une poignée de gens. Ne devrais-je pas jouer avec les autres gamins de mon âge sans trop me préoccuper de mon futur ? Mais comment le pourrais-je ? Comment le pourrais-je après ce que l'humanité avait fait ? Malgré tous les avertissements, malgré le fait qu'ils le savaient, les humains de l'Ancien Monde ont continué à détruire leur planète sans se soucier du fait qu'ils finiraient par disparaître avec. La société de consommation était plus importante pour eux que la sauvegarde de leur espèce grâce au respect de la nature. N'avaient-ils pas compris que sans humains, il ne pouvait plus y avoir de consommation ? Je sais que la réalité était sans doute un peu déformée, mais les rares cours d'Histoire parlant de l'Ancien Monde avaient toujours été la seule chose à peu près réellement instructive à l'école, du grade un au grade six, de six à onze ans.

La terre sèche faisait voler de la poussière dans mes yeux. Après deux heures supplémentaires de marche, la tourelle de surveillance de Gladius me semblait toujours aussi loin, et j'étais affamée. Le froid me brûlait les mains, à tel point que je ne les sentais plus du tout. Mon sac à dos, accroché à mon carquois, ballotait quelque peu, était pesant. Je n'avais pas dormi de la nuit et étais épuisée ; je n'avais pas vraiment prévu que ma fuite soit aussi pénible. Mes pieds me faisaient souffrir après un aussi long trajet. J'espérais arriver à Gladius bientôt. Je pourrais sans doute m'y procurer de faux papiers et faire une tournée de ville en ville avec des convois de marchandises. Ne voulais-je pas changer le monde ? Avant tout, je souhaitais être libre et goûter à ce qu'on appelle sourire sincère avant de libérer un brasier des paroles aussi en colère que moi. J'espérais si fort être écoutée et aider à mon échelle à faire changer ce pays. Je l'espérais tellement fort que ça m'en faisait mal au cœur, mal au corps. À moins que ce ne soit le fait que je coure depuis très longtemps et que je sois épuisée, pensai-je.

Je m'arrêtai quelques secondes pour avaler le peu de nourriture que j'avais réussi à emporter de mon village ; j'en profitais pour regarder le ciel. Il ne restait que quelques heures avant que le soleil ne se lève. Si je marchais sans m'arrêter, je devrais arriver à Gladius dans le courant de la matinée, et ainsi pouvoir y entrer dès l'ouverture des portes. Pinçant les lèvres en arrachant un brin d'herbe sèche nerveusement, je poussai sur mes jambes maigres pour me relever, et repris ma marche, déterminée.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant