05 | L'humain est cruel - troisième partie

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— Eh bien, jeune fille ! J'ai cru qu'tu reviendrais pas !

Voici les mots avec lesquels la mère d'Aries m'accueillit ce soir-là, lorsque je passai la porte de l'auberge du bonheur. La nuit était tombée depuis quelques minutes déjà, j'avais passé l'après-midi entière à errer au hasard dans les rues de la grande ville, sans parvenir à retrouver mon chemin. Les allées bétonnées reflétaient les lourds rayons du soleil qui venaient s'y écraser, et j'aurais attrapé un coup de soleil si je n'avais pas eu le bon sens de chercher l'ombre d'un immeuble pour souffler un bon coup. Les images de ce à quoi j'avais assisté n'étaient désormais plus que des flashs flous et indistincts dans mon esprit, comme si ce dernier avait décidé de les cacher là où je ne pourrais pas les retrouver.

— Me voilà, pourtant, répondis-je avec un demi-sourire en remettant derrière mon oreille une mèche rebelle qui s'était échappée de mon chignon.

Je me dirigeai vers le comptoir et m'assis sur un des hauts tabourets en serrant mon sac contre mes jambes meurtries. La barmaid laissa tomber son rangement de bouteilles et vint en face de moi, faisant semblant de faire la poussière.

— Alors, tu as pu découvrir la ville ?

— Oui, oui, répondis-je en fuyant volontairement son regard inquisiteur. J'ai trouvé un bon endroit pour m'installer dans un ancien quartier. Il n'y a personne, et ça me permettra d'économiser mon argent, finis-je dans un sourire d'excuse. Ce soir sera le dernier soir que je passerai à votre auberge.

Aussitôt, elle retroussa ses lèvres et m'adressa un hochement de tête.

— Et je vous remercie pour votre accueil, sincèrement. Vous êtes quelqu'un de bien, madame.

Elle passa ses doigts boudinés dans son épaisse chevelure rousse, un sourire timide collé sur son faciès. Mes mots semblaient agiter une tempête en elle, comme si on ne lui avait pas fait de compliments depuis de nombreuses années. Oh, j'espérais qu'il ne s'agissait pas de ça. Cette femme méritait bien plus d'estime que ce que les clients de son bar pouvaient lui en donner.

— Mais c'est à moi de te remercier, Cassiopée Durand. Cela faisait longtemps que je n'avais pas rencontré de personnes telles que toi. J'espère que tu parviendras à atteindre ton rêve, devenir chasseuse.

Je voyais au fond de ses yeux et du tic qui parcourut le coin de ses lèvres à la fin de sa phrase qu'elle n'était pas dupe, et que le rêve dont elle parlait était tout, tout sauf trouver un emploi dans la chasse.

— Merci, madame, la saluai-je avant de lui demander un repas en lui tendant un billet de mon petit sac à dos, ce sac à dos qui contenait peut-être ce qui me permettrait d'atteindre mes buts.

Des fringues, de l'argent, une carte, un carnet, un stylo, et de l'espoir.

J'attrapai la fourchette en métal qu'elle me tendit, et, jouant avec du bout des doigts en attendant que l'assiette de ragoût que j'avais demandé se réchauffe, j'attendis que la mère d'Aries ajoute quelque chose de plus. Elle n'en fit strictement rien. Elle se contenta de passer le balai de l'autre côté de la pièce en chantonnant une chanson du Monde d'Avant d'une voix aiguë. J'y reconnus la première phrase : « you leave in the morning with everything you own in a little black case », puis arrêtai d'écouter. Cette chanson était beaucoup trop triste. Peut-être pensait-elle que je ne lui faisais pas suffisamment confiance pour rester dormir dans son auberge ? Je ne voulais pas l'avoir blessée.

— Encore merci pour votre hospitalité, lui lançai-je depuis le fond de la salle, un sourire aux lèvres.

Je passai la soirée à observer chaque détail de la pièce pour les graver dans ma mémoire : les passants, les habitués du bar, les sièges à la forme originale, les tables de bois, les murs de pierre masqués par des planches, l'ampoule jaune et les meubles remplis d'un désir de convivialité, sans doute pour offrir un refuge contre la violence du quotidien. Je me levai ensuite et rejoignit ma petite chambre pour la dernière fois : je poussai la porte et allai ranger mon sac dans l'armoire. Malgré mes courbatures, je m'assis sur le rebord de la fenêtre et ramenai mes jambes contre ma poitrine : la nuit venait de tomber et la lune argentée brillait fort, comme si elle voulait murmurer tous ses secrets. J'appuyai ma tête contre le rebord pour me plonger dans la contemplation de la nuit et du ciel masqué par les lumières des quelques lampadaires fonctionnels et des habitations. L'air était étonnamment frais après la chaleur qui nous avait tous assommés durant la journée, et je profitais de cette brise en la laissant couler sur mon visage et mes paupières fines.

Tout était calme depuis une grosse dizaine de minutes, aussi eus-je un énorme sursaut lorsque je sentis une grande main entourer mon épaule droite. Je l'étouffai dans une aspiration surprise et tournai si violemment la tête pour arriver à déterminer l'identité de l'intrus que je me cognai la tempe contre la pierre froide.

— Chhht, dis rien, m'enjoignit l'autre d'une voix grave.

Le garçon se pencha légèrement vers moi et son visage fut momentanément éclairé par la lumière pâle qui se dégageait du restant de la ville : c'était Aries. J'eus un nouveau soupir, mais de soulagement cette fois. Au moins, c'était quelqu'un que je connaissais.

— Tu m'as fait trop peur ! répliquai-je d'un ton empreint d'une irritation non dissimulée. Ça ne va pas, de prendre les gens par surprise comme ça ?

Je lui adressai quelques jurons dans un langage bien fleuri avant de me décider à lui demander ce qui l'amenait à s'introduire dans ma chambre. Il passa une main dans ses cheveux blancs puis s'appuya des deux mains sur la bordure, près de moi, comme pour me murmurer quelque chose à l'oreille. Alors, il s'adressa à moi d'une voix basse :

— J'ai appris que tu partais demain. Tu vas chercher un emploi dans la chasse ?

Son ton moqueur me fit comprendre qu'il avait bien saisi que je m'apprêtais à fuir cette auberge. Je secouai la tête.

— Tu vas chercher la Guilde des Bannis, c'est ça ? Cassiopée, tu comptes vraiment faire ça toute seule ? me coupa-t-il après m'avoir vue opiner du chef. C'est mission impossible et tu le sais tout aussi bien que moi.

Je soutins son regard rouge et perçant dans l'obscurité.

— J'ai vu un homme se faire arrêter pour vol par trois soldats, aujourd'hui, déclarai-je pour esquiver le sujet. J'ai du mal à me rappeler des détails, comme si... comme si les traces de cette scène voulaient disparaître.

— C'est ça qui t'a conforté dans l'idée que chercher seule un groupe de résistants pourrait faire changer le monde ? insista-t-il. Je te l'ai déjà dit, Cassiopée, oublie cette idée. Oublie-la, vraiment.

Son air indéchiffrable semblait dissimuler quelque chose. Je ne parvenais pas à mettre le doigt sur ce que c'était. Ça sonnait comme un avertissement. Un avertissement de quoi ? Contre quel mal Aries me mettait-il en garde ? Quel tourment pouvait-il être plus conséquent que la folie d'un dictateur et le pouvoir mis en place ? Quelle situation pouvait-elle être plus conséquente que la folie d'un dictateur et le pouvoir mis en place ?

— Je ne veux pas abandonner l'idée de faire bouger les barrières, répondis-je en secouant la tête, résolue.

Le jeune homme eu un soupir, se balança d'avant en arrière, comme s'il voulait trouver quelque chose à dire.

— Les grands discours n'ont jamais été mon fort, tu sais. C'est le sien.

Je n'eus pas le temps de lui poser la question « à qui ? » ou de sentir les émotions affluer en moi en réponse à ce qui se passa par la suite. Je vis l'ombre d'Aries quitter son immobilité calme pour m'entourer de ses bras, et je sentis à peine la pression contre mon cou : ma vue se brouillait déjà. Je laissai échapper un soupir, puis les ténèbres recouvrirent la lueur de ma rétine.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant