13 | Célébration poétique - première partie

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Ce matin-là, j'eus toutes les difficultés du monde à me sortir de mon lit. Mes yeux me piquaient, comme s'ils voulaient s'enfoncer dans leurs orbites et tirer tous les nerfs de mon corps jusqu'à un point de rupture. La lumière me brûla la rétine dès que j'entrouvris mes paupières, et je laissai échapper un grognement plus guttural qu'autre chose en enfonçant mon faciès dans mes couvertures miteuses. Je ne m'étais endormie que très tard dans la nuit – ou que très tôt le matin, c'était selon –, jusqu'à terminer d'une traite mon livre de légendes.

En cherchant bien sur les pages de garde, j'avais pu constater que c'était une version rééditée. Les légendes originelles avaient dû faire les frais de la censure ; beaucoup étaient très différentes de celles que j'avais pu personnellement connaître, que ce soit au niveau des personnages, de l'histoire en elle-même, ou même du message transmis. Les contes du Monde d'Avant avaient pour la plupart été oubliés après plusieurs centaines d'années de vie des plus chanceux dans des bunkers, et de nouveaux avaient été créés. Mais les humains ne s'étant pas mieux organisés qu'avant après leur nouvelle sortie à l'air libre, la guerre avait achevé de tout raser. Un nombre incalculable de connaissances s'étaient perdues en cours de route après la destruction de tous les serveurs internet par les incendies qui avaient ravagé l'entièreté de la planète, et n'étaient restées que celles réécrites par les premiers enfermés par crainte de l'oubli.

Mais l'oubli était inéluctable, inévitable, et l'Ancien Monde avait fini par être effacé dans sa quasi-totalité. La majorité des choses qui étaient restées étaient des disques. De musiques, parfois de films, trop anciens pour être lus avec les moyens de l'époque. Dans la panique, l'urgence avait été misée sur la survie des privilégiés – des personnes les plus riches, comprenez –, et la sauvegarde des connaissances avait été laissée pour compte. Durant la guerre, le peu de livres qui restait avait été en grande majorité brûlé, et, même si de nombreuses personnes se démenaient depuis plusieurs dizaines d'années pour retrouver des informations sur le Monde d'Avant, nous avions aussi appris à vivre avec de nouveaux codes. De nouvelles histoires, de nouvelles découvertes qui avaient déjà dû être faites auparavant. Une nouvelle manière de compter le temps, également. Nous n'avions pas de date exacte pour les premières sorties des bunkers et les reconstructions des sociétés sur Terre, alors le gouvernement d'Aquila avait choisi la journée officielle de la fin de la guerre comme premier jour de la première année de son empire. Un calendrier construit sur du sang, voilà ce que c'était.

Et ce gouvernement régnait sur des promesses d'une vie meilleure, mais où était-elle ? Dans la dizaine d'épidémies avec lesquelles nous avions appris à vivre ? Dans les centaines de personnes crevant de faim, dehors ? Dans les actes de violence des soldats ? Le contrôle, le contrôle, le contrôle, le pouvoir. Voilà tout ce qui intéressait les humains. Le contrôle de l'esprit des gens, contrôler jusqu'à réécrire des fables pour enfants pour qu'elles ne puissent être interprétées que dans la fidélité à un gouvernement dictatorial. Au gouvernement dictatorial d'Aquila Rex.

La colère créa une boule dans ma gorge. J'allais bientôt avoir mes règles et je sentais mon ventre se serrer, aussi bien à cause du syndrome prémenstruel que de la frustration de savoir que je vivais dans un monde bâti sur la manipulation. Quelle hypocrisie. Et après on disait aux personnes menstruées et à celles qui réclamaient l'égalité quand elles jouissaient de moins de droits que les plus fortunées qu'elles étaient hystériques. Quel comble. Les dirigeants n'avaient jamais pris la peine de se mettre à la place de ceux qu'ils gouvernaient, de prendre des décisions qui rentraient dans le cadre d'autres réalités que la leur.

Ce monde était pourri jusqu'à la moelle, et rien, pas même une apocalypse, n'avait remis du plomb dans la tête des humains. C'était déplorable. Pourquoi, quand les personnes favorisées avaient des problèmes ou des conflits à résoudre, c'étaient les plus précaires qui les payaient ? Était-ce juste quand on ne vivait ouvertement pas dans une méritocratie, mais qu'on perpétrait justement un fonctionnement de vie capitaliste ? Une chose était sûre, c'était que je pensais que non.

Je laissai échapper un soupir. Ressasser tout ce qui ne tournait pas rond dans ce monde – et au sein de l'espèce humaine de manière générale – avait un certain risque, qui était qu'il n'y aurait probablement jamais de fin.

Je me redressai sur mon lit en passant ma main dans mes cheveux, qui formaient une masse indistincte au-dessus de mon crâne. Ils avaient beau être crépus et très secs, ils ne faisaient que ce qu'ils voulaient, et je m'escrimai durant dix bonnes minutes à y nouer un foulard aux couleurs froides – bleu clair, gris délavé par endroits, et blanc – pour les attacher. J'enfilai un jogging, des socquettes – le beau temps était revenu, et, au vu de la couleur du ciel, la canicule printanière semblait s'être définitivement installée – à rayures, une brassière de sport légèrement trop ample pour mes côtes, et pris une grande inspiration, seule au milieu de ma petite chambre. J'étais fin prête à démarrer cette journée.

Aucun programme n'avait encore été établi, alors, en passant à côté du petit Georges pour prendre un bol et une cuillère en bois dans l'étagère derrière lui, je me fis la réflexion que j'agirais selon mes envies. En début d'après-midi, Aries avait prévu d'aller en ville, au marché, afin de prendre en note ce que diraient les gens par rapport aux textes et poèmes que nous avions glissés dans leurs boîtes aux lettres hier. Mais pendant la matinée ?

Je m'assis à une table en saluant Lou, qui arborait un air soucieux. Il était plus prudent de lae laisser à ses tergiversions pour le moment. Je mangeai le peu de potage aux légumes qui restait, avalant la nourriture par petites bouchées. C'était fade et je me sentais vide.

— Salut, Cassiopée. Tu sais où est Aries ?

Élios se tenait en face de moi, souriant – il en était donc capable. Je secouai la tête.

— Je n'en ai aucune idée. Pourquoi ?

— Il va bientôt partir chasser. Nous nous sommes... enfin, j'ai des excuses à lui faire à propos d'une broutille, avant qu'il parte, mais je ne le trouve pas dans not' chambre, là où il se prépare d'habitude. Si tu le croises, est-ce que tu pourras lui dire de v'nir me voir ?

Je hochai la tête.

— Je le ferai sans faute, lui promis-je en avalant un cachet de paracétamol pris dans un boîte posée sur la trousse médicale. À quelle heure se rend-il dans la forêt ? J'aimerais aller chasser aussi.

Mon activité de la journée semblait choisie. Aller marcher aux côtés d'un ami et participer au ravitaillement de la Guilde était une tâche importante à mes yeux : lorsque nous vivions dans l'illégalité, il fallait trouver des moyens de subsister sans passer par des chemins qui nous dévoilaient aux yeux des autres. Élios hocha la tête et me donna l'information demandée ; je le remerciai, et, après avoir fini mon petit-déjeuner, je rejoignis Aries dans l'entrée du bâtiment. Il terminait d'enfiler sa combinaison et semblait avoir coincé le bas de son pantalon dans la fermeture éclair de sa botte gauche. Il sautillait sur place en tirant sur le tissu, un pied en l'air.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant