XVI - Nicolás

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Ambassade française, Stockholm
Mardi, 22 heures


Je lutte pour ne pas me laisser endormir par le royal confort du fauteuil. Je me lève prestement, déplace mes affaires de travail et mon carnet, et m'installe en tailleur, torse nu, sur le grand lit, digne des plus grands émissaires, où git déjà, éventrée, ma valise dont livres, vêtements et objets entassés débordent. Je n'avais pas eu le temps de reprendre l'étude du manuscrit depuis notre départ de Madrid ; si ce n'était qu'hier, cela me semble déjà être une éternité.

L'origine même du manuscrit est assez inexpliquée. Exhumé des Archives générales de Simancas, fort espagnol datant des Rois catholiques, il avait littéralement échappé à tout tri depuis des siècles, et les archivistes, dépités, incapables d'en remonter la trace, l'ont envoyé pour expertise à l'Académie. Les symboles mycéniens s'agitent devant mes yeux rougis de fatigue, allant et venant de la copie de manuscrit aux tables de translittération. Je vérifie et revérifie mon début de traduction, dont le premier mot me froisse tout particulièrement.

« Sous les sangs des taureaux, le trésor somnole depuis les temps ancestraux. Malheureux soient les hommes qui tenteraient de s'en approcher, maudits soient les ingénus qui tenteraient de le comprendre. Sur l'île aux coteaux balayés par les vents arides, explorateurs et habitants, des générations durant, n'ont su déchiffrer le mystère qui lui rongeait les entrailles, dont le poison sournois attaqua les rares téméraires. »

Pourquoi les sangs ? Il est absolument certain que ce n'est pas les sabots, même si ça aurait dû l'être, par pure logique. Si la traduction est exacte, un sens doit être caché. J'ai toujours appris, bien souvent à mes dépends, que chaque texte est potentiellement crypté par des double-sens enchevêtrés, des grilles de lecture si diamétralement opposées qu'elles confondent volontairement celui ou celle qui tente de les percer à jour. Il en était ainsi de ce manuscrit aztèque que j'avais étudié lors de ma première année de doctorat, qui recelait un trésor technologique pour l'époque derrière un texte d'apparence administrative. Une chose est tangible : il n'existe pas une foule d'îles arides et mycéniennes accueillant grottes et taureaux. La Crète, est presque une certitude. Les sangs pourraient être reliés au poison, aux entrailles... Sous les sangs me semble métaphorique. En tout cas, le trésor n'a pas l'air bien charmant, s'il empoisonne chaque personne qui essaie de s'en approcher. Serait-ce un trésor naturel, géologique, une émanation mortelle ? Une création de l'Homme, un piège protégeant une chose inestimable ?

J'expire en fermant les yeux, expulsant fortement mon souffle pour faire le vide dans mon esprit. Il me faut continuer cette traduction, même si trouver le mot juste est d'autant plus ardu que ce langage n'a été que partiellement décodé par les scientifiques, et que c'est bien la première fois qu'un texte narratif en mycénien apparaît, faisant toute l'exceptionnalité de ce manuscrit. La communauté scientifique est parfois bornée. Elle méprise les anciennes civilisations, pensant qu'ils ne produisent que des listes de courses sur des tablettes que parce qu'ils n'ont retrouvé que cela, expliquant encore par des théories fumeuses que les monuments les plus olympiens étaient construits par des dizaines de bras et de cordes, plutôt que d'admettre de n'avoir guère encore de réponse solide à opposer aux mystères les plus persistants...

D'innombrables minutes s'égrènent, tandis que lentement, laborieusement, j'ébauche une traduction de la quatrième phrase.

« Les sages eux-mêmes ne pouvaient l'expliquer ; les conseillers du souverain n'avaient de réponse à apporter au gouffre fatal de questions que suscitait le... »

Le... ? Le ? Le caractère suivant n'apparaît dans aucune table. Comment sangs et ingénus auparavant, bien que leur teneur ait pu être décrypté grâce au sens de la phrase. Mais cette fois, la phrase elle-même assombrit encore plus le sens général du manuscrit, et son ultime caractère me reste hermétique. Je m'étends de tout mon long sur le divin matelas, l'esprit embrumé.

L'Énigme Millénaire - Roman (en cours)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant