XXI - Jonathan

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Non loin de East Hampton

Mercredi, en fin d'après-midi

L'immensité de l'Atlantique s'étend devant l'homme essoufflé. Dans un tournant un peu trop marqué, il trébuche face contre terre, le sable emplissant ses narines. Le coureur se relève presque immédiatement, le cœur battant à une allure démesurément rapide, et poursuit sa foulée vers la propriété qui se dresse à la lisière de la dense forêt jouxtant la plage de Northwest Creek. Les massifs fleuris de la paisible bâtisse se profilent enfin à l'horizon ; la terrasse de bois, aux lames délavées par le soleil d'été, apparaît comme salvatrice pour le coureur qui, au bord de l'apoplexie, atteint finalement l'immense baie vitrée et hurle d'effroi.

Le chasseur se découpe sur la paroi de verre. Impossible. Il était sur la plage. Alors la proie, terrorisée, se retourne et fait face à son chasseur, qui l'empoigne sans préavis et l'envoie paître dans les vertes pelouses. Un sinistre craquement se fait entendre, et l'homme gémit, le nez ensanglanté. Les souliers ensablés de l'intrus viennent se planter dans l'herbe, au-devant des yeux apeurés de l'homme à terre. Il retourne son gibier sans tendresse aucune et pose un pied sur son thorax pour assurer son emprise. L'homme défait gémit à nouveau, sans réellement savoir si son gémissement est une réaction à la douleur lancinante qui lui cisaille la poitrine, ou à l'éclat fou qui lui dans les yeux de l'intrus.

– Northwest Harbour. Magnifique endroit, je n'y avais jamais mis les pieds. De la région, je ne connais que Manhattan. Vous avez grandi ici ?

La victime, décontenancée, ne sait que répondre.

– La maison est décorée avec goût, j'en ferai part à Madame Chapman à son retour. Si ce n'est son mari qui se présente avant elle...

Les prunelles noires de Jonathan se crispent. Sa bouche parvient à articuler quelques mots.

– Ne... ne touchez pas à...

– Je n'ai pas pour habitude de frapper les mères de famille. Cependant, si votre beau-père me menace avec l'un de ses beaux fusils de chasse, sa mort fera la une du New York Times demain matin, soyez en assuré.

L'homme aux cheveux bruns défaits par les embruns de la mer tente de se redresser. Il est stoppé net par le pied, qui accentue sa prise. Ses yeux se figent sur le revolver, inaperçu jusqu'alors.

– Monsieur Chapman... Ne tentez rien de stupide.

– Que me voulez-vous ?

Sous son masque de jais, l'individu sourit.

– Il y a deux jours, j'ai rencontré l'un de vos homologues. Il s'est battu vaillamment, mais il est mort. Il semblerait que vous le connaissiez bien.

– Je ne vois pas de qui...

– Le professeur Loukianov. Paix à son âme. Il a refusé de me donner ce que je voulais, et il a passé un sale quart d'heure. J'espère que vous serez plus coopératif. Vous, les Américains, n'êtes pas comme les Russes ; vous paradez beaucoup, mais je vous défais facilement.

Le souffle rauque, le jeune Chapman s'interroge.

– Loukianov ? Je ne...

– Ne jouez pas à ça. C'est très simple, je n'ai besoin que de la clé de décryptage.

Le jeune homme s'affole.

– Arrêtez ! Je n'ai rien à voir avec tout ça. C'est un malentendu, c'est...

Le soupir du chasseur coupe court à la protestation.

– J'ai retrouvé votre nom écrit noir sur blanc dans le bureau de Teodor Loukianov. Il n'y a pas trois millions de Jonathan Chapman au MIT.

L'air hagard, il supplique :

– Je ne le connais pas ! Je vous assure !

L'intrus retire son pied. Durant un millième de seconde, un infinitésimal instant, les muscles de l'Américain se tendent, prêts à détaler à la première injonction de son esprit. Mais ses nerfs, tétanisés par l'effroi, se refusent à accomplir la volonté de ses neurones. L'individu intercepte l'hésitation dans son regard et soulève l'impuissant Jonathan, transporté tel un vulgaire sac de jute dans le salon, projeté avec violence contre le parquet de bois ciré. Une douleur sourde poind à l'arrière de son crâne, et l'incompréhension crispe les traits de son visage. Son interlocuteur s'exaspère.

– Je ne vais pas faire la même erreur qu'avec Loukianov. Je l'ai descendu trop vite sans en tirer la moindre information... Mais c'était différent ! Il était entraîné à la torture, et son sort était déjà scellé. Avec vous, je vais faire les choses bien, Jonathan. Je vous assure que vous allez me donner ce que je veux.

Les yeux alarmés de Chapman roulent dans leurs orbites. C'est un canular. Il y a une caméra quelque part. Je ne le connais pas, je ne le connais pas, JE NE LE CONNAIS PAS !

– On a tout le temps qu'il nous faut. Ce n'est pas le garde de beau-papa qui me fait peur. Avec un peu de chance, peut-être même que votre chère sœur viendra à votre secours. Dans cette option, oh oui, dans cette option, je vous assure que...

L'homme recule à tâtons sur le tapis, contre le canapé, clamant à pleins poumons son innocence.

– Je vous le jure, je ne comprends rien !

L'individu le regarde calmement, sans bouger le petit doigt. D'une sueur froide, Jonathan comprend que son bourreau est si compétent dans sa mission qu'il ne conçoit pas un seul instant comme possible la fuite de sa cible. Je suis un homme mort.

– Le. Code. Du. Programme. C'est si compliqué à entendre ?

– Mais de quel programme parlez-vous !

Le chasseur prend un long instant pour réfléchir. Non, calculer. C'est ainsi que Jonathan le pressent. L'intrus calcule son plan de la manière la plus efficiente qui soit, et c'est cela qui terrorise le jeune homme, simple rouage, ou plutôt fusible prêt à sauter. L'inconnu explicite son raisonnement, la voix teintée d'un accent étranger. Non, slave. On dirait l'accent des Soviétiques dans les vieux films.

– Soit. Si vous dites vrai, alors c'est votre sœur qui connaissait Loukianov, et le mathématicien a voulu vous contacter pour une raison qui m'échappe. Certainement pensait-il que les talents d'un génie aussi renommé que vous auraient pu servir ses plans.

– Je ne suis qu'un simple ingénieur informatique !

– Ne jouez pas la fausse modestie. Je vous ai fait observer au MIT, vous n'êtes pas qu'un simple informaticien. Vos recherches font progresser la science !

L'individu part dans un éclat de rire solitaire.

– Vous avez fait du beau boulot pour votre sœur, d'ailleurs. Du brillant boulot.

Je n'étais pas fou. On me surveillait. On épiait mes faits et gestes. Kathryn, tu aurais dû me croire.

– Ne perdons pas plus de temps. Je vais faire venir votre sœur. Quant à Mrs Chapman, si je ne m'abuse, l'heure de l'apéritif a sonné. Elle devrait avoir fini sa partie de golf. Nous avons un long moment devant nous, en tête-à-tête. Histoire de vérifier si vous dites vrai ou non.

Épouvanté, le jeune homme ne parvient pas à articuler quoi que ce soit. Au plus grand plaisir de son bourreau, qui s'approche d'un pas flegmatique.

– Je vais tâcher d'être convaincante.


L'Énigme Millénaire - Roman (en cours)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant