La Maison-Blanche, Washington DC
Guère loin de minuit
Perchée sur le rebord d'un piano à queue, une jeune chanteuse fredonne de divines notes, mariées à merveille à la grâce d'un pianiste. L'assemblée des convives, au gré des envies, discoure avec des notables, trinque au champagne, dévore les innombrables petits fours.
La toute-puissance incarnée, d'un air désabusé et quelque peu contrit, parlemente avec le First Gentleman et de proches amis dans un coin moins fréquenté de la salle de réception aux lustres cristallins. Le directeur de cabinet, nœud papillon réglementaire, se tient à l'écart, son regard aux iris noires dans le vague, bien moins concentré sur l'interminable exposé de son interlocutrice que sur l'époustouflant duo de mélomanes. Celle-ci s'interrompt, visiblement vexée.
– Sir ? Cela fait trois semaines que j'attends l'accord de la Présidente sur la rallonge fédérale.
Le cinquantenaire lui sourit à pleines dents, faisant plisser les rides élégantes qui empattent ses prunelles.
– Quelle heure indécente pour parler travail, ma chère. Nous sommes des humains, pas des machines ! Appréciez donc la soirée.
Rembarrée, la haute fonctionnaire acquiesce à l'homme aux cheveux poivre et sel et s'éloigne. Celui-ci surveille sa montre, dont les aiguilles semblent tourner au ralenti. Benjamin Frost soupire, accompagné par un accord de jazz langoureux. Il observe le bloc hétéroclite de convives, tous issus de la crème de la crème de Washington et au-delà. Il s'y résigne. La nouvelle propriétaire des lieux le rabâche à son équipe sans relâche : réceptions, bals et galas, c'est réseau, réseau, et réseau pour s'assurer de la juste application du programme présidentiel et, à terme, garantir la satisfaction de l'électorat ! L'adjoint de l'ombre conçoit plutôt cela comme de l'argent du contribuable servant à graisser les rouages les plus cupides de l'administration fédérale. Il reconnaît toutefois au grand manitou un sens de la formule politique des plus classiques – la fumisterie – mais efficaces : des formules vagues et vides convenant au plus grand nombre. Aux universitaires, secrétaires d'État, journalistes, businessmen et autres éminents invités, cela va sans dire.
Il réprime un sourire et scrute la masse des grégaires, tous occupés à s'attirer tel faveur ou avantage officieux.
– Un coup de rhum, mon vieux. Pour oublier.
Amusé, l'homme se retourne vers l'un de ses semblables en smoking noir et nœud papillon. Détaché du petit groupe d'élus autour de la patronne, son mari s'approche, le premier First Gentleman des glorieux États-Unis d'Amérique. Il se saisit volontiers du verre tendu.
– Je vous plains, Jeremy. Je ne sais pas comment vous faites pour vous farcir ces réceptions interminables.
– Et vous vos rapports fédéraux sans fin. Vous avez l'air ailleurs, ce soir ! L'air dans le vide, suppliant. On pourrait croire que vous rêvez d'une mutation en Alaska.
– Les ours, les sapins et la banquise ? Préférable, oui.
Son ami s'esclaffe et lui tapote l'épaule.
– Madame Frost n'est pas au rendez-vous, ce soir ?
– Madame Chapman, mon bon ami. Elle tient à son nom.
– Pour pareille femme, vous devriez l'épouser et perdre le vôtre !
Le directeur de cabinet avale son verre d'un trait.
– Je tâcherai d'y penser, vous serez le premier prévenu. Non, semaine de vacances et après-midi golf, pour rien au monde je ne lui aurais imposé de venir ! J'ai toutefois envoyé une invitation à ses enfants, ils aiment rencontrer du beau monde – et je vous avouerai que ce sont de fins farceurs quand il s'agit de jouer des mauvais tours aux invités.
L'interlocuteur rit aux éclats.
– Remplacer l'eau minérale par de la vodka pure a bien failli provoquer un incident diplomatique à la soirée des gouverneurs ! Viendront-ils ?
Une femme blonde au port altier s'invite dans la discussion.
– Dites à votre femme que la prochaine fois, je fais placer ses gosses sous garde à vue.
Jeremy passe son bras autour des épaules de sa femme. Benjamin Frost salue sa supérieure hiérarchique.
– Tout se passe bien, Madam President ?
– Pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je n'ai pas été interrompue une seule fois pour affaire urgente depuis quinze minutes d'affilée, c'est une première.
– Qu'espérer de plus, Madam. Et Jeremy, à vrai dire, je ne sais pas.
L'homme brun salue brièvement le couple présidentiel et se saisit de son téléphone crypté, esquivant avec tact un secrétaire d'État et deux écrivains sur le chemin de la terrasse à colonnades. Resté sans réponse d'un SMS envoyé à son beau-fils Jonathan, il appelle directement le bureau de sa belle-fille, qui à son habitude travaille à pas d'heures. Un point commun de plus ; à en croire qu'ils sont père et fille. Il inspire à pleins poumons l'air frais et silencieux, pur. Après une dizaine de tonalités, le standard automatique le redirige vers son assistant. Une voix grave lui répond sur fond de brouhaha.
– Richardson, j'écoute.
– Oh, bonsoir ! C'est Benjamin Frost. Je pensais tomber sur Kathryn.
– Je peux quelque chose pour vous, peut-être ?
– A-t-elle prévu de se rendre à Washington ?
A l'autre bout de la ligne, le Britannique se perd en réflexions.
– Je n'en sais rien, elle ne m'a rien dit à ce sujet-là cet après-midi. Vous n'arrivez pas à la contacter ?
– Non, sinon je ne vous demanderais pas.
– Hmpf... Oui, logique. Je vous avouerai qu'on était assez occupés par une grosse découverte au travail, aujourd'hui. Mais elle a décliné un repas avec nous ce soir, je pensais qu'elle était retournée au bureau... Écoutez, monsieur Frost, je vous tiens au courant si j'ai des nouvelles avant vous.
– Merci. Bonne soirée.
Il coupe court à l'appel et revient sur ses pas à contrecœur, se replongeant dans l'étouffante atmosphère mondaine. Il rejoint son ami qui, adossé seul au mur, écoute à cœur joie les interprétations musicales du pianiste et de la chanteuse.
– Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Profitez de la fête, Benjamin.
Dans sa poche, le téléphone du haut placé vibre. Il le déverrouille et ne peut s'empêcher de réprimer un juron à voix haute, suscitant le courroux dans le regard d'une vieille femme d'affaires de l'ancienne école située à proximité. La mine interrogatrice, le mari se voit montrer par son ami, terrorisé, la photographie du corps supplicié de Madame Chapman. Les deux hommes rappliquent au pas de course auprès de la présidente et la prennent à l'écart.
– Frost, détachez Edward de ma garde rapprochée. Il interviendra avec des attachés du Service. Surtout, ne vous présentez pas seul.
Le trio relit le funeste message.
« Le fils, la mère. Ne manque plus que le père. Venez seul et non pas mal accompagné, sinon exécutés. »
Les yeux embués par la rage et la terreur, le directeur de cabinet rassemble les restes de raison et de pragmatisme disséminés dans sa tête.
– Je... Oui, vous avez raison.
Il s'éloigne dans un couloir et s'adosse au mur, ébranlé. Jeremy le talonne, accompagné par un membre du Secret Service, et le prend par les épaules.
– Je suis là au besoin. Il va prendre les choses en main, le service est habitué à ce genre d'opérations délicates. Tout va bien se passer.
– Jeremy, je...
Son téléphone vibre à nouveau. Un SMS d'un numéro inconnu.
« Kat absente du bureau. Impossible de la contacter. Étions sur le point d'annoncer nouvelle importante, m'inquiète un peu. Toujours pas d'info ? Peter Richardson. »
L'homme s'affaisse contre le mur, à peine retenu par ses deux collègues.
Ne manquerait plus que la fille.
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L'Énigme Millénaire - Roman (en cours)
Misterio / Suspenso« Lorsqu'il tend la main pour les attraper, l'ombre se rapproche brusquement, s'étalant, lugubre, sur le mur. Soudain, l'homme est saisi d'une douleur atroce au crâne. Il réalise avec effroi ce qui lui arrive lorsque le monde devient noir et qu'il c...