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Je pousse la porte d'un des restaurants italiens les plus en vogue de ma ville, essoufflée. En retard, encore. Je ne comprends pourquoi aujourd'hui je ne parviens pas à être à l'heure alors que je suis toujours ponctuelle!
J'aperçois au fond de la salle, seule à une table, Felicity. Elle dévisage le menu avec intérêt. Je m'avance vers elle d'un pas précipité puis m'assois juste en face. Elle relève la tête.

"Je ne comprends pourquoi tu t'obstine à lire le menu alors que tu prends toujours la même chose.
-Ça me fait de la lecture quand tu es en retard, plaisante-t-elle.
-Désolée, je n'ai pas vu l'heure et trouver un taxi à l'heure du déjeuner c'est une vraie course folle.
-C'est pour ça que je me déplace avec ma propre voiture.
-La mienne est au garage.
-Il faudrait penser à changer de véhicule. Bon, tu prendra comme d'habitude?
-Oui, oui."

Je retire mon manteau et mon écharpe, tandis que je remarque notre serveur habituel arriver à pas de loup. Il n'a que dix-neuf ans. Et je crois qu'on lui fait un peu peur. Sûrement à cause de notre air fermé et grognon que nous abordons quand nous avons faim.

"Mesdames. Que puis-je vous servir?
-Comme d'habitude Jerry. Des spaghettis à la sauce napolitaine et des raviolis aux épinards.
-Je... je vous apporte ça de suite."

Le jeune homme tout juste sorti de l'adolescence part d'un pas mal assuré, le rouge aux joues. Je trouve ça amusant, et légèrement touchant.
Felicity pianote à une vitesse effrénée sur son téléphone portable. Elle ne lâche jamais vraiment le travail. Moi non plus, de toute façon. Sur ce point, je la comprends totalement.
Je balaye la pièce du regard. Ce restaurant est très réputé pour les déjeuners d'affaires qui s'y font. Les plus riches de New-York se retrouvent ici, le midi et le soir. Parfois, il arrive que des couples se retrouvent. Comme celui que j'aperçois près de la porte.
Un homme brun d'une quarantaine d'années, avec une blonde, du même âge. Distingués et chics. Ils lui chuchotent je ne sais quoi à l'oreille, ce qui la fait sourire et ricaner. Sûrement un programme mouvementé pour une nuit qui le sera tout autant.
Je salue ces couples qui parviennent à garder cette étincelle et le désir après des années. Je ne sais pas si j'en serais capable. Il faut dire que ma plus longue relation n'a duré que deux ans. Et qu'elle n'était pas fameuse...
Je sors de mes pensées lorsque l'on pose face à moi une assiette fumante de raviolis. Je remercie le serveur d'un signe de tête. Il s'éclipse rapidement. Felicity s'empresse de déguster ses pâtes. Je commence mon repas à mon tour.

"Je peux te parler de quelque chose?

Elle relève la tête, une expression d'incompréhension peinte sur le visage. Elle fronce les sourcils en levant un des deux. Sa mimique. Je ne sais même pas comment elle peut faire ça.

-Bien sûr. Nous sommes amies. Si tu ne peux plus me parler de quelque chose, où va le monde?
-C'est vrai. C'est juste que c'est... délicat.

J'avale une bouchée de raviolis, anxieuse. Comment va-t-elle réagir? Peut-être que je ne devrais pas lui en parler, garder ça pour moi.

-Tu me fais peur là, Sun'. Qu'est-ce qu'il se passe? Rien de grave? Ne me dis pas que tu es enceinte! Tu n'es pas malade? Bon dieu, non!

Ça y est. Du Felicity tout craché. Elle devient vite paranoïaque quand elle s'inquiète. Je lui souris, ce qui semble la détendre.

-Rien de tout ça. Je vais bien.
-Tu m'as fait peur. Je t'écoute alors.

Elle continue son repas, sans me lâcher du regard. Je pose ma fourchette, l'appétit coupé. J'inspire. Elle ne me jugera pas. Enfin, j'espère...

-Ça concerne le nouveau comptable. Nicoleau Bizakov.
-Quoi? Ne me dis pas qu'il a été insistant avec toi. Il semble faire du super boulot, mais si je dois le virer pour harcèlement sexuel au travail, je le ferais.
-Non, rien de ça. En fait... tu te souviens de cette nuit que j'ai passé à l'hôtel, après le mariage de ma sœur, avec l'inconnu?
-Évidemment! Tu étais radieuse le lendemain. Ça devait être un sacré coup.
-Cet homme, c'est Nicoleau.

Sa fourchette reste en suspend.

-Quoi? hurle-t-elle.

Je lui fais les gros yeux, car de nombreuses têtes se sont tournées vers nous.

-Moins fort!
-Tu veux dire que tu t'es tapé ton nouveau comptable? me chuchote-t-elle.
-Oui.
-C'est génial! J'ai l'impression de suivre une télé-réalité. Ou un film!
-Arrêtes...
-Quoi? Il a voulu relancer le truc? Tu l'as repoussé? Ou bien l'inverse?
-Rien de tout ça. Tu sais que je ne suis pas faite pour les relations longues.
-Je ne te parle pas de ça. Juste de remettre le couvert, un soir en semaine.
-Hors de question!

Je me renfrogne. J'ai peut-être répondu trop précipitamment. Ce qui n'échappe pas à Felicity qui se penche par-dessus la table, plongeant son regard bleu dans le mien.

-Qu'est-ce que tu me cache? Il y a un truc qui cloche. Qu'est-ce que ça peut faire si tu repasse une soirée avec lui? En plus, ça ne pose pas de soucis pour la boîte, je n'ai jamais interdis les liaisons entre les employés. Mes parents se sont rencontrés au travail, je ne peux pas empêcher mes employés de passer à côté de l'amour sous prétexte que...
-Parce que je ressens trop de choses étranges.
-Comment ça?
-Je ne sais pas. C'est différent des autres. Comme s'il y avait quelque chose de fort entre nous. Je ne peux pas rester dans une pièce avec lui sans avoir envie de le toucher.
-Ça s'appelle l'attirance, ça.
-C'est plus fort encore.
-Je ne peux pas t'aider. Mais tu peux peut-être chercher à creuser ce quelque chose. Même si tu as peur, je sais. Mais je serais là, en cas de soucis. Quatre étages au-dessus.

Je lui souris et lui attrape la main.

-Merci, Feli'.
-C'est normal. Bon, si tu as finis, allons à nos rendez-vous! Le temps, c'est de l'argent.
-Tu as bien raison."

Felicity se lève, se rendant jusqu'au comptoir afin de régler la note. Je récupère mes affaires et m'empresse de regagner les toilettes afin de me rafraîchir à peu.
Une fois seule dans une cabine, je soupire de soulagement. Ma meilleure amie a su me rassurer quelques instants. Mais je sais que je ne suivrais pas ses conseils.
Une liaison avec Nicoleau Bizakov n'est pas du tout envisageable. Ce serait d'abord l'attirer dans un monde bien trop pervertie pour lui. Ce serait risquer de m'attacher. Ce serait risquer qu'il s'attache.
Je ne veux pas le faire souffrir. C'est un homme trop bon. Et puis, je devrais le croiser chaque jour au travail. Ce serait avoir le fruit défendu sous les yeux et ne pouvoir le goûter que la nuit tombée.
Quoi que... Il est déjà un fruit défendu. Sauf que je ne peux absolument pas le goûter. Je soupire en sortant de la cabine. Je dois me concentrer sur mon travail, rien d'autre.
Ce ne sont pas les partenaires de jeu qu'il manque. Si je suis réellement en manque, je sais où aller, qui contacter, pour une nuit sans soucis et libératrice. Mais ce ne serait pas aussi intense qu'avec Nicoleau.
Quel sort m'a-t-il jeté?

L'inconnu de la chambre 214Où les histoires vivent. Découvrez maintenant