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Je fais abstraction de cette étrange sensation que l'inconnu -devenu Nicoleau- fait naître en moi. Je soupire et me redresse pour attraper mon sac à main. J'en sors un miroir de poche que je pose sur le tableau de bord pour essayer de retoucher un maximum mon apparence. Rester une heure sur la bande d'arrêt d'urgence ne m'a pas aidé.

"Donc, c'est votre sœur qui se marie?
-Oui. Avec un agent immobilier, il me semble.
-Vous ne semblez pas y prêter grande attention.

Je me redresse et me tourne vers lui, vexée. Ses réflexions, il peut se les garder. Et ses hypothèses aussi.

-C'est ma sœur. Et c'est le jour le plus important de sa vie. J'irai à ce mariage, même si je dois parcourir tous les États-Unis pour y assister.
-Je vous crois.
-Je n'ai pas besoin de me justifier.
-C'est certain.

Que des forces obscures me retiennent pour ne pas que je lui fracasse le crâne sur son volant en cuir! Il ne semble pas vraiment méchant. Il a sûrement dû passer une mauvaise journée, ou une mauvaise semaine, ou encore une mauvaise vie. Je peux bien accepter quelques sarcasmes.

-Et vous? Qu'est-ce que vous faites dans le coin?
-Je me balade.
-Vraiment?
-Quoi? Je ne suis pas un homme à me promener ici?
-Vous n'êtes pas du coin, ça c'est sûr. Peut-être que vous écumez les routes à la recherche de jeunes femmes à kidnapper.
-Ce n'est pas mon genre. Je serais incapable de tuer une mouche.

Je fais la moue en le fixant. Il n'a pas tort. Je crois n'avoir jamais vu un homme qui semble aussi inoffensif que lui. C'est peut-être pour ça que j'ai accepté son aide. Parce qu'il inspire confiance.

-Je veux bien vous croire. Alors?
-Un vieil ami de l'université se marie.
-Vous allez donc à un mariage! Comme moi! Qui sait, peut-être que c'est le... même... Votre ami...
-Votre sœur...
-Melody Harley.
-Et John Taylor.
-Nous allons au même mariage! Quel hasard! Au moins, je ne vous fais pas perdre votre temps, nous avons la même destination.
-Ça me fera au moins une connaissance sur place.
-Vous ne connaissez personne?
-Pour être franc, je ne sais pas pourquoi John m'a invité. On ne se parle plus depuis cinq ans.
-Peut-être qu'il vous appréciait."

Je lui souris. Mais à l'intérieur je suis morte. Il va au même mariage que moi... Il assistera sûrement aux réflexions de mon père, aux jugements idiots de mon frère, et à la probable dispute qui suivra. Il va nous prendre pour des animaux de cirque. Ce qui n'est pas faux, quand on y regarde bien.
Je me laisse aller au fond de mon siège en cuir, abandonnant l'idée d'arranger ma coiffure dont des mèches s'échappent. J'ai hâte de revoir ma sœur. Dans un sens, je regrette de ne pas avoir pu être là pour les préparatifs. Mais c'est mieux ainsi. J'ai hâte de retourner à New-York ensuite. Parce que je n'ai pas ma place ici.

"Vous travaillez dans quoi? me demande soudain Nicoleau.

Je fronce les sourcils. Cette question est suspecte.

-Pourquoi vous voulez savoir ça?
-C'est juste pour faire la conversation.

Un long silence suit sa réponse. Tu es trop tendue Sunny. Allez! Un petit effort! Cet homme est charmant, il t'aide, tu peux bien sourire même si tu angoisses de l'intérieur.

-Je suis cheffe de projet dans une entreprise de mode.
-Intéressant, intéressant. Vous semblez faite pour travailler dans la mode.
-Oh... eh bien, merci. Et vous? Vous travaillez dans quoi?
-Je suis en recherche d'emploi. J'ai eu mon diplôme de comptabilité il y a un an, et j'ai pu travailler pour un ami quelques mois en dépannage, en attendant de trouver l'entreprise de mes rêves.
-Les rêves sont illusoires. Mais c'est très bien comptable. Vous maniez les chiffres. Contrairement à moi qui ne les respecte jamais. C'est peut-être un comptable qu'il faudrait dans mon équipe. Oh! J'en toucherai deux mots à Felicity à mon retour!
-Vous pensez au travail même en congé?
-Ma vie, c'est mon travail. Mais je sais tout de même faire des pauses.
-Et vous faites quoi durant ces "pauses"?

Je me sens rougir involontairement. Cet homme est particulier. En trente ans de vie, jamais aucun être humain n'a pu me faire rougir de honte. Et en vingt-deux ans de vie émotionnelle active, aucune de mes conquêtes n'a su faire naître un désir dangereux juste en un regard.
Oui, j'ai eu de nombreuses conquêtes. Pas des centaines, mais assez pour avoir une certaine expérience et maîtriser et connaître mes désirs, mes envies et mes limites. Mais le regard Nicoleau a quelque chose d'étrange. J'ai l'impression qu'il lit en moi, et qu'il y trouve mes faiblesses. Celles que je cache chaque jour depuis tant d'années.

-Sunny? Vous m'écoutez?

Je cligne des paupières en relevant la tête. Je m'étais perdue dans mes pensées.

-Pardon, vous disiez?
-Je vous dépose où? Nous sommes arrivés.
-Déjà? Eh bien, à l'église.
-La cérémonie est dans une bonne demi-heure.
-Je sais. Mais je dois voir la mariée.
-Alors direction l'église!"

Le reste du trajet se fait en silence, et après une petite dizaine de minutes, Nicoleau gare sa berline noire devant l'église où quelques invités sont déjà présents. Melody est sur place depuis une heure, car il y avait un problème avec le prêtre. Mais c'est réglé, d'après son dernier SMS.
Je me tourne vers Nicoleau pour le remercier mais je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche qu'il se penche pour ouvrir ma portière. Il me fait signe de vite y aller. Il a raison, je dois vite rejoindra ma sœur. Ce moment seule à seule sera peut-être l'unique,.et je souhaite en profiter.
Je lui souris simplement, puis je sors du véhicule. Une fois mon maigre bagage récupéré, je fais un bref signe de la main à mon sauveur. Sa voiture disparaît rapidement. Mais d'ailleurs, où va-t-il avant la cérémonie religieuse? Peut-être qu'il ne viendra que pour le reste des festivités.
Tout en marchant vers l'entrée de l'édifice religieux, je jette un coup d'œil à mon portable. Dix messages en attentes. Deux du dépanneur. Ils ont récupéré ma voiture, ils l'enverront dans une entreprise à New-York où elle sera réparée. Six autres sont de ma mère et de ma sœur, qui me disent que la cérémonie aura quinze minutes de retard mais qu'elles m'attendent toutes les deux à l'église.
Et les deux derniers sont de Felicity. Il y aurait apparemment un problème avec le stock de magazines. Le second précise en majuscule que je dois profiter de mon retour au source et de ne pas m'occuper du travail. Plus facile à dire qu'à faire pour la P.-D.G. qui travaille même son dernier jour de vacances.
Je soupire et range mon portable. Elle n'a pas tort. Je dois profite de ma famille. J'affiche un franc sourire en voyant les bouquets de fleurs roses pâles qui ornent les bancs de l'église. Ma sœur a du goût, on ne peut le nier. Tout est élégant, sobre et harmonieux. Je pense que ma mère a du tout de même y mettre son coup de baguette magique. Elle a le talent de tout rendre plus beau que d'ordinaire, et je suis certaines qu'elle s'est occupée des fleurs, étant fleuriste de profession.
Une silhouette fine se dessine près de l'autel, à quelques mètres de moi. Sa fine morphologie et sa taille parfaite mettent en valeur la robe verte qu'elle porte. L'émeraude l'a toujours mise en valeur. Parfois, j'ai l'impression de me voir, tel un miroir. Peut-être à cause de sa longue chevelure rousse et ses yeux verts.
Je souris de plus belle. Parce que voir mon portrait craché, ma mère, m'avait manqué. Et j'ai l'impression que tous mes soucis s'envolent. Comme lorsque j'étais petite et que la vie m'était inconnue, au temps de l'insouciance. Et rien n'a changé chez ma mère.

L'inconnu de la chambre 214Où les histoires vivent. Découvrez maintenant