Tes introspections profondes et sans précédent ont commencé peu avant nos rendez-vous hebdomadaires. Il est vrai, Esor, que je me souviens parfaitement, ou presque, de ces nombreuses périodes durant lesquelles tu as commencé à te torturer l'esprit à la recherche d'une réponse, d'un événement déclencheur qui, finalement, n'a peut-être jamais existé. Élément déclencheur duquel aurait pris racine une avalanche, un essaim de particules sombres qui allaient te poursuivre des années durant. Aujourd'hui, tu as l'impression que l'essaim, c'est nous. Mais tu continues à penser que rien n'est tracé. Tu continues d'avancer pas à pas et ce malgré les obstacles, tu es parfois tombée de très haut mais ce n'est pas irrévocable, tu es encore vivante même si brisée de l'intérieur, ton destin n'est pas d'accepter ce sort qui semble t'avoir été lancé. A cette époque de ton adolescence, tout était encore très flou. Les souvenirs te reviennent par bribes, tu n'arrives pas à savoir si déjà alors tu t'étais réfugiée derrière cette barrière qui était invisible à tes yeux ou si, consciemment, tu l'as peu à peu placé dans un coin de ta tête pour ne former plus qu'un avec elle, qu'on ne puisse plus vous dissocier.
Il est peut-être vrai, te semble t-il, qu'au départ de tes autocritiques tu ne tirais rien de très concret, de très favorable à ton épanouissement personnel en tant que jeune femme en pleine construction qui porte en elle un nœud d'émotions et d'actes refoulés depuis l'enfance. Ce sont les thérapies qui t'ont aidé à distinguer le vrai du faux, l'essentiel de ce qui ne l'était pas tellement et pouvait être mis au second rang. Tu étais mise à rude épreuve. Au cours de ces rendez-vous tu revivais chacune de tes émotions passées car il le fallait. Se confier corps et âme pour mettre en lumière chacune des fois où nous avions été blessées était une nécessité. Pour enfin mettre des mots sur tes plaies, qu'elles cicatrisent et que tu puisses à nouveau voir le monde autrement que comme ce quotidien morbide qui n'attend de toi qu'une seule et même chose. Que tu rencontres enfin non pas son côté moralisateur mais celui qui est exquis et plein d'une bonté sans égale. Tu as appris qu'il fallait vivre pour toi, laisser de côté ces questionnements incessants qui finiraient par t'avoir. Comment leur dire que cela est impossible à affronter pour toi ? Que cette énergie qui pénètre, traverse et régit ton corps est indomptable et que tu n'es que la simple spectatrice d'une vie qui défile soustes yeux ? Stop. Tu n'as plus de compte à rendre à qui que ce soit, Esor. Laisse leurs mots glisser sur toi et accepte qu'ils n'arrêteront peut-être jamais. Parce qu'après tout c'est ton ami Shakespeare qui te l'a murmuré entre deux lignes : « L'enfer est vide, tous les démons sont ici. »
Chaque semaine replongeais-tu ainsi dans ton passé encore et encore, presque inlassablement tant cela était devenu récurrent. A cette occasion tu as pu refaire l'expérience de cette amitié de longue date qui, en l'approfondissant un peu, s'apparentait plus à ces relations qui nuisent à une vie. C'est seulement plus tard que tu as ajouté ta pierre à l'édifice des «on-dit», en mettant le doigt sur des faits qui, à l'époque, auraient déjà dû te mettre la puce à l'oreille. Manquer les cours s'il s'avérait qu'elle était tombée malade durant la nuit était devenu routinier. Affronter une journée mêlée aux autres et au brouhaha incessant de ceux que tu considérais comme d'effrayants inconnus ? Jamais. Impossible. Alors tu te faisais passer pour souffrante aussi. Tous les prétextes pouvaient servir, il fallait tenter.
Les rares fois où tu as pris ton courage à deux mains ou que tu n'avais simplement pas le choix, alors tu sortais de ton antre pour en appréhender un autre, encore plus difficile à franchir que le premier.La dépendance.
Un engrenage.
Cette impression de ne rien pouvoir faire sans son approbation ou sans qu'elle ne soit à tes côtés. Une dépendance qui débutait déjà à l'aube de ton premier mois sur cette terre. Savoir te construire individuellement tout en répondant aux exigences de tes parents, de ton entourage. Ce manque de logique te tord le ventre. Être fidèle à soi-même, savoir entreprendre et mener à bien des projets et écouter son corps, alors que depuis notre naissance nous sommes confrontés à un devoir perpétuel de reconnaissance et d'obéissance. Tu te dis que tu es peut-être la seule à ne pas savoir combiner les deux, après tout. Ainsi n'arrivais-tu pas à faire les choses par toi-même et prendre des décisions et je sais qu'au fond de ton petit cœur ça te désolait, ma tendre Esor. J'ai tenté de t'accompagner mais tu as souhaité ne rien entendre et laisser libre cours au désarroi et à la mélancolie qui prenaient peu à peu possession de ton corps et te faisaient perdre tous tes moyens. Cette fameuse bulle protectrice, bien que faillible, ne t'a jamais fait défaut, elle. Ces angoisses qui rythmaient tes journées lorsque tu devais faire face à des événements seule était la porte d'entrée à cette dépendance trop vite généralisée. Un manque de confiance en toi s'est accentué. Toute occasion était bonne pour rentrer dans ton trou de souris et te laisser guider par elle. La véritable complexité est que, dans cette période où l'on tentait de se construire mutuellement, un manque de dissociation entre vous est apparu. Ainsi ce n'était plus toi ou elle, mais vous. Nous. Deux individus pourtant si différents mais qui partageaient tout. Ton amitié était sincère, du moins est-ce comme cela que tu la qualifiais et la vivais à l'époque. Tu l'appréciais sincèrement mais paradoxalement, c'est un certain manque de franchise dans vos mots qui auront raison de votre relation. Tu vivais donc maintenant avec un poids en plus, celui de ne pouvoir te sentir considérer comme un être à part entière, maître de ses émotions et de ses agissements. Est née au fil du temps une forme de jalousie qui, te semble-t-il, était incorrecte, inadaptée : frôlait l'irréel. Tu as néanmoins eu la preuve que, si d'un mensonge il ne s'agissait pas, le regard porté sur chaque élément du monde varie du tout au tout en fonction de celui qui le regarde. Nous le savons toutes les deux, toi comme moi n'avons jamais été épanouies dans notre corps et n'avions jusqu'ici aucun amour à lui offrir. Été. Maillots de bain enfilés, la séance détente au soleil pouvait commencer. C'est là que tu n'as pas compris. D'une corpulence bien plus élancée que toi elle était dotée, presque maigre, elle a pourtant véritablement tenu ces propos :
― Je t'assure, regarde-toi, regarde ton ventre, tu as tant de chance, il est tellement plus plat que le mien.
Tu as été désarmée car la vision dans le miroir montrait le contraire. Le constat était simple, c'est elle qui avait un corps répondant aux critères de beauté socialement recherchés. Soit étais-tu alors face à un mensonge, soit face à la souffrance d'une personne mal dans son corps, ou encore une déformation de la réalité, qui n'était pas la même pour chacune. Et de nouveau tu ne sais pas si c'était toi Esor qui faisait preuve d'un trouble refoulé, mais lorsque des moments comme celui-ci se produisaient, tu te sentais manipulée, presque trompée. Et si son souhait était de mettre à mal ta propre réalité ? Ton cœur vacille entre le mensonge gentil et la vérité douloureuse. Que choisir ? Tu ne te voyais pas répondre par la négative à une personne qui te demandait si telle ou telle tenue lui allait. Qui étais-tu pour porter un tel regard sur Autrui ? Tu n'as pas aimé te faire dicter ton comportement et faire en sorte qu'il corresponde aux attentes, tu ne souhaites pas le reproduire et continuer de le faire vivre. Chacun est comme il est, chacun fait comme il veut. On vit pour soi, avec les autres, dans le respect des autres, mais pas pour les autres. Alors même le simple fait d'être conseillé sur soi-même par Autrui crée en toi un certain mal-être. Peu à peu le silence s'est installé, comme une douce mélodie constante qu'on ne remarque plus. Peu à peu puis une fin brutale.
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Esor e(s)t moi 🥀
General Fiction«Parfois j'ai besoin de me poser, être seule et me parler à moi-même, pour être sûre que je ne me file pas entre les doigts, que le temps n'emporte pas tout ce que je suis et tout ce que j'étais jusque-là, que les autres n'empiètent pas sur la propr...