Tu as grandi avec cette culpabilité qui a débuté dans ton adolescence. Une culpabilité envahissante et étouffante, toujours avec cette même impression que tu étais le problème, le vilain petit canard, l'être non désiré de cette famille. Depuis toute petite tu as mal vécu ce culte d'une autorité sans faille dont les parents et futurs parents devaient être munis sous peine de se voir littéralement rongés par leur progéniture à la première occasion. A nouveau, comment se sentir aimée et acceptée pleinement lorsque ceux qui sont censés nous aimer plus que quiconque nous tournent le dos et nous renient pour nous faire payer nos actes non-conformes à leurs attentes ? Tout ceci te ronge et tu te questionnes.
Sur qui peut-on alors réellement compter ?
Tu n'as toujours aucune réponse à cette question que tu ressasses sans cesse. Oui certes, tu as aussi parfois été injuste envers eux, mais ne serait-ce pas pour compenser toutes ces fois où eux l'ont été et que la seule alternative face à ça était de te taire ? Ton comportement a toujours été pointé du doigt ; ta solitude dérangeait, ta sensibilité les agaçait, ta répartie jugée trop mature pour ton âge, ils aimaient t'attaquer sur ce qu'ils qualifiaient de « précocité », te critiquaient finalement sur tout ce que tu étais. Ainsi en es-tu venue à penser que tu n'étais dotée que de défauts. Des défauts tout aussi horribles et invivables pour les autres et que tu devais cacher à tout prix. Ta timidité et ta discrétion te révulsaient, tu jugeais sans importance ton ouverture d'esprit et hors d'âge ton vocabulaire soutenu. De ta gentillesse il n'en était plus rien, ils la jugeaient fausse, de toute façon.
Amertume, tes blessures sont encore vives. Tu étais jeune, si jeune, tout était tel que tu semblais porter tout le malheur du monde à bout de bras, comme si tout ce qu'il se passait était de ton ressort à toi et à toi seule. Désormais la route est toute tracée et tu continues de la traverser avec ces valises bien trop lourdes, remplies de troubles qui t'accompagnent, essayant à maintes reprises de les faire se manifester au cours de tes thérapies pour ne plus avoir à vivre avec.
Combien de fois as-tu tenté de leur trouver des excuses, explications qui pourraient générer un pardon de ta part. Et même s'il leur arrivait de s'excuser, tout repartait le lendemain et dans des proportions qui te portaient davantage atteinte. C'était presque à toi de leur demander pardon pour le mal qu'eux te faisaient. Tu t'en voulais de ne pas être celle qu'ils voulaient que tu sois. Et parfois n'y parvenant plus, tu leur en voulais profondément, de tout ton cœur d'enfant blessée. Dans tes moments les plus sombres et lorsque les larmes venaient creuser un sillon le long de tes joues, tu ne comprenais pas pourquoi tant de mal tu ressentais. Ton bonheur presque épuisé et si faible dépendait de si peu, ils le tenaient entre leurs mains mais ne te l'accordaient pas, tu te disais que tu ne méritais peut-être pas ce cadeau.
Ils avaient une partie de ta vie en leur possession, et il la détruisait à petit feu.
Tristesse, incompréhension puis résignation.
Faisons une pause, ma belle Esor. C'est éprouvant, je le sais. Encore un peu de courage, je suis là.
Après une énième tempête tu t'es décidée à sortir. Ça te prenait comme ça, et d'un coup d'un seul tu te retrouvais à l'extérieure, les sens en alerte de cette activité qui se déroulait trop peu souvent. Tu t'es mise à marcher le long du fleuve en contre-bas de la maison. Les points d'eau nous ont toujours plu à toutes les deux, une douce atmosphère en émane. Tu aurais aimé que le fil de ta vie coule ainsi, sans embûches, comme cette eau claire et fraîche qui défile sous tes yeux. Mais peut-être que toi mon Esor, te compares-tu plus aux poissons qui s'y laissent bercer, constamment à se battre contre le courant.
Ce jour-là vous vous étiez donné rendez-vous et tu voulais frapper fort.
― Le cinéma ? Bien sûr que j'en suis capable, t'en fais pas, rejoins-moi là-bas.
C'est mot pour mot ce que tu lui as répondu fièrement, sûre de toi derrière le combiné du téléphone. Toi, Esor, fière de dire haut et fort que l'irréalisable pourrait l'être pendant un court moment. Toi, Esor, mettant de côté ces symptômes incertains et cette claustrophobie hésitante au profit d'une journée que tu espérais spéciale. Ton anniversaire était important, après tout.
Cet après-midi-là, et sans que tu ne t'en aperçoives au premier coup d'œil, le cinéma était particulièrement désert. Aussi nu qu'une rose sans épines, ce n'est pas la douceur qui manquait à ce tableau sans encombres pour toi. Les quelques personnes restées jusqu'à la fin du film prenait désormais la porte menant à la sortie. Le gérant s'est dirigé vers toi et, de deux têtes de plus que toi, il a semblé se mettre à ta hauteur. Le grand écran s'était éteint tandis que les néons brillaient de mille feux, éblouissant tes petits yeux qui peinaient à se faire à l'obscurité :
―Il est temps de partir mademoi...
— Elle n'est pas venue.
— Pardon ?
Les sourcils froncés il a semblé ne pas te comprendre pendant un temps.
— Elle n'est pas venue. Elle m'a dit qu'elle viendrait.
Quelques sanglots étranglés dans la voix, toi qui, à l'accoutumée, ne réussissait que rarement à mettre des mots sur tes sentiments, tu ouvrais ton cœur à un parfait inconnu. C'est peut-être ce dont tu avais besoin, finalement.
— Elle m'a dit que cette fois elle n'oublierai pas... Joyeux anniversaire petite Esor, as-tu murmuré tout bas.
— Je ne vous suis pas... Tout va bien ? Qui ça, « elle » ? C'était la dernière séance du soir et je suis désolé mais je dois fermer. Je peux appeler quelqu'un pour vous ?
A nouveau tu retardais les gens, Esor. Cet homme devait sûrement rentrer chez lui, retrouver son mari ou sa femme, donner à manger à son chien, passer voir sa mère, son voisin, prendre une douche, manger, pour enfin aller se coucher.
— Cette fois-ci c'était une promesse... Appelez qui vous voulez, personne ne vous répondra.
Ton sac sur l'épaule, Baba cher journal bien rangé à l'intérieur tu t'es levée de ton siège en velours pour quitter cette salle. La moquette amortissait le son de tes pas décidés. Décidée à ne plus faire confiance, décidée à ne plus donner sa chance à quiconque que tu croiserais sur ton chemin. Désormais toi seule aurait la mainmise sur ton cœur.
— Et si vous le passez cet appel, demandez la Vie. Dites-lui qu'entre elle est moi c'est bientôt fini, as-tu lâché dans un souffle. »
Te suivant du regard, le gérant du cinéma t'a offert un sourire empli d'une gentillesse qui t'a rarement été donnée mais que tu n'as même pas pris la peine de relever.
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Esor e(s)t moi 🥀
General Fiction«Parfois j'ai besoin de me poser, être seule et me parler à moi-même, pour être sûre que je ne me file pas entre les doigts, que le temps n'emporte pas tout ce que je suis et tout ce que j'étais jusque-là, que les autres n'empiètent pas sur la propr...