La psychologue 💊

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    Les psychologues sont au nombre de trois. Trois rencontrés sur une durée de cinq ans. Du haut de ses dix-huit ans, Esor s'agace. Je le sais car à moi aussi l'énergie manque. Elle se rapproche du gouffre qui lui semble être sa seule perspective d'avenir et la seule solution à tous nos maux. L'apitoiement lui donne des plaques d'un rouge écarlate, petit à petit elles s'installent pour ne plus jamais repartir. Tout devient physique. Elle ne se plaint pas, elle parle, ou pas, elle endure. Identiques à des montagnes russes, sa vie et ses humeurs varient. Tu ne te sens pas comprise, te comparant à une goutte d'eau dans le désert. Rien à faire ici, te dis-tu. Les cris n'atteindront pas tes oreilles barricadées par habitude : Sois normale. Et c'est là que tout reprend. Tu te dis que tu aurais dû les aimer ces repas entre amis, avec ta famille, aimer les anniversaires interminables auxquels on t'avait convié, les sorties culturelles, les classes découvertes, les fêtes, danser, boire...C'est ça la vie Esor, merde, souffre, ris et tais-toi. On se divise, on s'arrache, d'un côté ce que nous sommes censées être, d'un autre ce que l'on est, sincèrement et profondément. Déjà produits de la société, comment est-ce possible de ne pas s'y retrouver et de s'y perdre, conditionnés que nous sommes dès notre naissance ?


    Il y a quelques temps et encore récemment, tes seules sorties se réduisaient à tes rendez-vous hebdomadaires avec les descendants de monsieur Freud.

— Pour reprendre vos dires, la société et les gens qui la constituent sont les choses que vous détestez le plus. Seriez-vous capable de me citer un élément auquel vous tenez, quelque chose que vous aimez et qui vous tient à cœur, là, maintenant ?

Un seul ?

Ou plusieurs, je ne souhaite vous restreindre aucunement.

J'aime ma lapine, je tiens à elle. Elle a eu 2 ans le mois dernier. Les arbres aussi, je leur porte de l'attachement. Mais seulement quand ils ont encore leurs feuilles, je crois. Sans elles j'ai l'impression qu'ils n'ont plus rien à dire et à pleurer, qu'ils sont complètement mis à nus, contre leur gré en plus. Aussi quand je suis à la plage ou à la piscine, ou alors au printemps et en été dans la rue, je me distrais en regardant les pieds des gens... Mais ne me pensez pas fétichiste, je ne le suis pas, je crois. Quoique quand un orteil vernis en bleu fait son apparition... Je plaisante. C'est seulement que, à défaut de leur visage, leurs pieds, eux, m'amusent. Certains en ont peur, moi j'en ris. De leurs pieds, pas d'eux.

    Silence. Tu le savais Esor, tu en avais conscience, tu les déconcertais et tu t'en amusais. Ça te faisait sourire un temps, et tu finissais par en pleurer. 

Normale, moi, jamais

    Puis tu allais te réfugier dans ton antre : ta chambre. Et tu lisais, lisais, lisais. Tu lisais de cette boulimie qui faisait désormais partie de toi et qui sautait sur chaque occasion de combler un peu plus le vide qui t'habitait. King et Hugo n'étaient pas toujours au rendez-vous. Parfois tu les laissais de côté au profit de la petite fille que tu avais été et que tu resteras toujours. Mais ni la douleur qui pulsait dans tes veines, ni même tes larmes n'étaient un obstacle à la lecture. Dans cet antre retrouvais-tu aussi Baba cher journal. Tu passais des heures à laisser courir ton regard sur le papier abîmé de toutes ces émotions passées, à lire ces mots innocents consignés minutieusement d'un coup de crayon au retour de l'école et qui, d'une certaine façon, te réconfortaient. Alors, en espérant t'offrir ce doux réconfort, ma tendre Esor :


Mardi 7 novembre 2009

Cher journal,

Aujourd'hui, quand je suis rentrée de l'école après les vacances chez Dodo et Suzie qui ont été super, j'en ai compté juste une, la petite souris va peut-être passer cette fois. Mais pour les autres par contre j'ai arrêté de compter à partir de dix, je n'avais plus assez de doigts, on en a que dix tu sais Baba cher journal (je te le dis parce que tu n'en as pas, toi). J'ai dit à Méline que je voulais t'appeler Baba (je lui ai dit parce que je croyais que c'était mon amie comme je t'avais déjà écrit mais elle est méchante avec moi depuis presque 6 jours). Quand je lui ai dit elle s'est mise à crier « aahh » très fort, ça m'en a même fait mal aux oreilles (c'est pour te dire) et après elle est allée chercher le grand garçon que je n'aime pas beaucoup et ses copains qui me font peur depuis la rentrée (ceux qui ont toujours une casquette et des fois des lunettes, mais ne leur dit pas que j'ai peur surtout Baba cher journal ça risque d'empirer, une dent ça va ça fait pas trop mal mais les claques j'aime pas du tout et ça me donne des souvenirs qui me font très peur alors plus de dix j'imagine pas comme ça me ferait.) Dans le miroir je trouve que je ressemble à l'arbre de l'école à l'automne, celui derrière le préau vert (je t'ai déjà emmené une fois je ne sais pas si tu te souviens), toute rouge jusqu'au menton et mes larmes ce sont les feuilles. On m'appelle je voudrais te raconter d'autres choses mais je dois aller dire bonjour. A tout à l'heure ou à demain si je ne trouve pas la petite lampe torche. Bisous, signé moi Esor neuf ans et pas toutes mes dents. A plus Baba cher journal (même si Méline aime pas), (je te colle juste le caillou gris que j'ai ramassé aujourd'hui, c'est un cadeau).


Durant ces instants le temps s'arrête, dans ta tête, dans ton corps. Une brise, un soupçon d'air qui siffle, rien ne se passe, entre deux lectures rien ne t'atteint. Tu tournes quelques pages et cette fois-ci, mon Esor, c'est dix ans tout rond que tu as :


Jeudi 21 octobre 2010

Cher journal,

Il est tard, 23h, et je suis toujours réveillée je n'arrive pas à dormir, ma tête et mon cerveau ne veulent pas arrêter de penser. Aujourd'hui j'ai fêté mon anniversaire comme je te l'avais écris hier et aussi les jours d'avant. J'ai eu une grande salle rien que pour ma fête et j'ai invité plein de camarades de l'école on était plus de vingt ! Ils ont été gentils et ils voulaient tous me donner leurs cadeaux tout le long de la fête mais moi je voulais surtout jouer avec eux même s'ils ne voulaient pas trop finalement. Je te dis bonne nuit Baba cher journal je suis fatiguée. Bisous, signé Esor qui devient une grande maintenant.

Esor e(s)t moi 🥀Où les histoires vivent. Découvrez maintenant