Tu es coincée au milieu d'un magasin bondé de monde. Les clients se précipitent, se bousculent, en tombent presque. Le temps, ils ne l'ont plus. Notion trop souvent abandonnée au profit du toujours plus pour laisser derrière soi la véritable essence de chaque élément dont est ponctuée notre quotidien. Trop souvent nos yeux restent clos, ignorant la magnificence de tout ce qui nous entoure. Tu ne veux pas que cela t'arrive, tu ne veux pas devenir comme eux. Tu ne seras jamais comme eux, et c'est pour cela qu'en retour ils ne te comprendront jamais. Dans cette boutique trop étroite pour accueillir autant de personne à la fois, la moiteur et la panique commencent à monter. Les portes, subitement, se referment. La masse compacte s'affole, devient anxieuse. Anxieux à l'idée d'arriver en retard à leur prochain rendez-vous, anxieux et préoccupés par l'attente interminable qu'il y aura en caisse s'ils ne se dépêchent pas plus qu'ils ne le font déjà. Tu réalises à nouveau que les portes sont closes. Et tu es seule. Seule parmi cette foule immense qui semble ne former qu'un, toi à l'écart. Il fait bien trop chaud ici. De l'air. Un grésillement sifflant puis une voix. Celle d'un homme.
— Alerte générale. Avertissement de première importance. Veuillez garder votre calme et laissez la voie libre autant que possible au centre du rayon...
― Esor où es-tu ?!
Une voix de femme cette fois. Maman.
Le brouhaha s'intensifie. Bruits de respiration. Bruits de pas impatients et de tissus qui se froissent. Puis le silence.
Ton cœur bat la chamade et tu es plus apeurée que jamais. Elle n'est plus à côté de toi. Tu ne t'en étais même pas aperçue. Et si tu ne l'as retrouvais jamais ? Est-il possible que tu sois condamnée à rester seule pour l'éternité ? Elle aurait pu te filer sous les yeux sans que tu ne remarques quoi que ce soit. Elle a filé alors que tu l'avais sous les yeux. Ton cœur se serre un peu plus.
― J'aimerais ne pas avoir à me répéter, soyez raisonnables. Ecartez-vous et laissez-la passer s'il vous plaît! »
Tes pensées de petite fille ne se réduisaient maintenant qu'à des scénarios effrayants. Tu n'étais plus qu'une enfant de plus égarée au milieu d'une centaine d'inconnus. Les pleurs n'étaient pas loin, mais sans crier gare un espace était en train de se créer, un modeste chemin dans lequel nous nous sommes insinuées. La tension était à son paroxysme, tu avançais petit pas par petit pas sans savoir ce qui t'attendait au bout, tout en priant pour que cette voie empruntée serait celle de la délivrance, quand tu as aperçu sa silhouette au loin. Elle était là, au bout de cette impasse, les bras grands ouverts et le sourire aux lèvres, elle aussi avait-elle peut-être eu peur de te perdre. La distance qui vous sépare s'amoindrit, tu l'as touches presque du bout de tes doigts... et c'est la douche froide. Une petite fille te passe devant, la serre dans ses bras. Que se passe-t-il ? Tu te mets à courir pour réduire en poussière les quelques mètres qui vous séparent, le plus vite possible. Personne n'a le droit de te remplacer. Vite. Prendre sa place et ne plus la laisser à quiconque. Mais lorsque tu arrives enfin en face d'elle tu n'es pas vue. Invisible, son regard ne croise pas le tien. Assurément, pour elle tu n'existes plus.
Tous balaient du regard le magasin et cette cohue créant des embouteillages à chaque recoin. Tu t'agites, tends les bras vers elle. Maman. Elle ne te voit pas, ne t'entends pas. Alors tu cries. MAMAN. Tes mots n'arriveront pas à ses oreilles. Tu te sens sombrer à chaque seconde qui passe, cette absence de considération est insupportable. Ma maman. La petite fille s'extirpe de ses bras réconfortants, attrape sa main et se dirige vers l'arrière-boutique. Tout le monde reprend sa petite activité, les portes s'ouvrent. La voix du haut-parleur les laisse partir un à un, tout va mieux maintenant, il n'y a plus d'inquiétude à avoir. La pièce s'assombrit, quelqu'un te tires vers l'arrière, tu tombes à la renverse. C'est elle. Ton sourire illumine notre doux visage. Elle est revenue. Comme tu es heureuse de la revoir, plus jamais tu ne l'as laissera te quitter ne serait-ce que quelques heures. Par un mouvement de tes petits bras tu lui fais comprendre ton désir d'être portée pour être serrée contre elle, en réponse ne récoltes-tu qu'une paire de claque bien placée. Tes yeux ébahis et cette imperméabilité lu sur tes lèvres boudeuses m'ont transpercé.
Comment garder le cap quand la frontière entre la réalité et les rêves est si mince ?
Tu étais si jeune et pourtant déjà résignée. Tu l'aimais autant qu'elle te dégoûtait, et elle te dégoûtait à en mourir. Comme je t'aimais, moi, mon Esor. Mon cœur tant de fois s'est fendu à tes côtés. Comme j'aurais souhaité te prendre dans mes bras pour te bercer, te faire comprendre que le monde n'est pas fait que de personnes cruelles et sans cœur et que ta petite personne méritait toutes les belles choses de la vie. On était digne de vivre notre vie rien qu'à nous sans se fier à leurs convictions et faire taire ces langues qui s'évertuaient à nous affaiblir en y prenant un malin plaisir.
Puis est arrivée la naissance de ton petit frère, un véritable enchantement. Un petit être si précieux pour toi. Du haut de tes dix ans tu avais déjà conscience de l'importance que ce petit être avait dans ta vie. Il était irrésistiblement attendrissant. Ses pleurs te tourmentaient et toujours voulais-tu te démener pour que ceux-ci cessent, qu'il puisse retrouver sa paix de nourrisson. Le temps passait et lui grandissait, toujours au petit soin nous étions. Il était encore très jeune mais ne dormait plus avec tes parents qui avaient préféré le placer à l'étage, avec vous, ses sœurs. Petit enfant, chaque nuit il pleurait, apeuré par son cauchemar, ayant perdu son doudou ou sa tétine qui avait roulée sous son lit. Réveillée en sursaut par ses pleurs qui t'arrachaient le cœur, tu te précipitais pour aller le réconforter. Il était là, assis sur son lit avec sa petite moue triste dans l'attente d'un réconfort qui viendrait en quelques secondes. En levant vers toi ses petits bras il te faisait comprendre son envie d'avoir un câlin pour réussir à retrouver le sommeil. Comme toi lorsque tu étais petite. Et qu'on te les refusait. Souvenirs que tu repousses d'un revers de main. Après tout, chacun vit avec son enfant intérieur qui lui est propre, trop souvent ignoré malheureusement. Et alors toute notre vie nous courrons après cette enfance perdue, ces mots disparus mais bien réels qui ont fait de nous des enfants battus, des adultes tortueux et cabossés.
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Esor e(s)t moi 🥀
Narrativa generale«Parfois j'ai besoin de me poser, être seule et me parler à moi-même, pour être sûre que je ne me file pas entre les doigts, que le temps n'emporte pas tout ce que je suis et tout ce que j'étais jusque-là, que les autres n'empiètent pas sur la propr...