Prologue

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 Au commencement de mon monde, il y avait tout. Les plus grands esprits du siècle faisaient la une des journaux avec des idées révolutionnaires, qui s'accumulaient de jour en jour, de semaine en semaine, tant et si bien que la notion même de révolution n'en était plus une. Nous nous levions chaque matin animés d'un entrain stimulant pour créer, perfectionner, innover. Et, chaque soir, nous nous couchions l'esprit ouvert aux différents possibles, prêts à élaborer les plans d'un lendemain prodigieux. Pourtant - et je ne saurais dire comment ni pourquoi - cette effusion a mené au chaos.

De cette nuit, je ne me rappelle que l'horreur précipitée ; à l'image de la tache d'obscurité qui survient après avoir observé trop longtemps la flamme d'une chandelle vaciller. Comme tous les soirs, mon père était rentré de sa traversée plus tard que les marins. Ma sœur et moi attendions, agenouillées sur la banquette qui bordait l'unique fenêtre de la petite cuisine, dans l'espoir d'apercevoir l'immense silhouette se détacher du ciel déjà plus noir que l'encre. Quand enfin il passait le pas de la porte, un court silence s'établissait dans la cabane familiale. Les yeux de Carolina s'écarquillaient, tandis que les miens s'illuminaient. Les bottes robustes frottaient lourdement les lames du vieux plancher. Il se dirigeait d'abord vers notre mère, la serrait dans ses bras et poussait un râle de soulagement lorsqu'elle pressait ses mains contre son dos.

Dans cette étreinte, tous deux semblaient avoir retrouvé une partie l'un de l'autre qui leur manquait depuis bien trop longtemps. Les voyages entrepris par mon père étaient pourtant moins longs que dangereux, mais l'attente d'un époux semble éternelle lorsqu'elle est incertaine. Mon père était pirate ; Galaad Clayden, dit « L'Invisible ». Comme celles de tous ses congénères, sa tête était mise à prix. Or le crâne de mon père valait des monceaux d'or. Il passait ses journées à piller les navires de commerce du cuivre appartenant au gouvernement, qui exploite les peuples d'îles minières. Bien avant l'aube, il rejoignait la Kunée, dont il était capitaine, et ne rentrait qu'une fois la nuit tombée ; personne ne connaissait le visage du pirate vengeur. Son équipage se chargeait de revendre les magots volés et distribuait le bénéfice aux familles des mineurs auxquelles il était dû.

L'Invisible se décollait ensuite de la femme de sa vie, et seul le cliquetis des sangles contre le cuir de ses bottes résonnait alors dans la petite pièce. Carolina et moi restions immobiles, en voyant l'ombre gigantesque de notre géniteur projetée contre les murs à la lueur de quelques chandelles. La voix rauque de Galaad caressait alors les murs :

« Un coup de semonce, tard dans la nuit...
- Parées à virer jusqu'à nos lits !

Carolina et moi courrions alors jusqu'à nos couchettes, tandis que le géant au cœur tendre feignait courir trop lentement pour nous attraper. Une fois bordées, notre père nous contait les aventures de sa journée : le navire lancé à toute vitesse sur la mer de nuage, dont les remous s'écrasaient contre le tirant d'air en une fumée argentée. Les assauts et les dangers, certes, mais également les trésors récoltés et les oiseaux rares qui frôlaient l'épais brouillard sur lequel il naviguait. Puis Galaad plaquait sur chacune de nos joues de doux baisers réconfortants, nous laissait enfouir nos petites mains dans l'épaisse barbe drue qui recouvrait les siennes et finissait par souffler sur les chandelles qui nous empêchaient de rêver. Seulement, ce soir-là, je ne suis pas restée endormie suffisamment longtemps pour que mon imagination ne prospère en songes.

Mes souvenirs sont quelque peu embrumés, mais des flashs me reviennent : la pluie qui fouettait les fenêtres, la porte en chêne qui se fracassait contre les murs, puis le hurlement de mon père : « Maïda, les petites ! ». Notre mère a surgi dans notre chambre et nous a transportées, Carolina et moi, jusqu'à la trappe dissimulée au fond de la cave. Je me suis arrêtée net devant la petitesse de la glacière dans laquelle ma mère voulait que nous nous cachions ; pas plus profonde qu'un mètre à peine et bien trop étriquée pour que nous y tenions toutes les trois. Les éclats des lames s'entrechoquant dans la pièce d'à côté semblaient occuper tout l'espace sonore. Maman s'est gracieusement agenouillée devant nous, avant d'articuler d'une voix calme : « Mesdemoiselles, pas un mot. Pas un mot tant que personne n'est venu vous trouver. ». Puis son regard de givre s'est planté au fond de mes yeux : « Serena, c'est à toi de protéger ta sœur. Ne faites confiance à personne d'autre que vous-mêmes. ». Puis, d'un geste agile, elle nous a expédiées dans la cavité si brusquement que nous n'avons pas même eu le temps de crier. La trappe s'est refermée juste au-dessus de mon crâne et notre mère l'a couverte d'un épais tapis, si bien qu'aucune lumière ne pouvait transpercer les interstices entre les planches. Je sentais Carolina se serrer contre moi, assez fort pour couper ma respiration.

Soudain, les éclats de lames ont cessé. Ma petite sœur semblait momentanément se détendre, jusqu'à ce que la porte de la cave ne se mette à résonner dans un grincement effroyable. Le plancher au-dessus de nos têtes tremblait sous les pas des officiers. Un fracas, comme une table que l'on renverse. La voix fébrile de ma mère : « Non... Je vous en prie, non ! ». Ses hurlements lorsqu'ils l'ont sauvagement prise sur le sol, lui refusant la pitié qu'elle implorait sans relâche en la souillant un à un de leur cruauté, avant de l'exécuter.

Ce soir-là, je n'ai pas fermé les yeux. Et je n'ai dès lors plus jamais rêvé.

Nous sommes restées plusieurs heures, enfermées dans la glacière, avant que l'on nous retrouve. Assez longtemps pour que le froid ait ralenti nos cœurs endoloris, mais pas assez pour les transformer en glaçons. C'est Hector Erling, le timonier de notre père, qui nous a trouvées puis recueillies. La mort de l'Invisible a secoué toute l'île ; l'équipage de la Kunée a abandonné le navire et la région. Seul Erling est resté sur le port d'Æther avec les restes du butin pour ouvrir une taverne et nous y élever dans le respect de ce que nos parents auraient voulu - malgré le cadre nocif du bord de la mer de nuage, dont les embruns écorchent nos poumons et anesthésient nos capacités cognitives. Si les rêves et idées n'envahissent plus mes nuits, le souvenir de mes parents ne m'a quant à lui jamais quittée. Notre tuteur s'est appliqué à les faire vivre dans les aventures rocambolesques qu'il relate chaque soir à la taverne, faisant fi des oreilles indiscrètes. Plus encore, il défit quiconque oserait salir les noms de Maïda et Galaad Clayden, et nourrit une haine des ingénieurs du siècle qu'il tient pour responsable de leur décès.

Ainsi, aussi dévalorisant que cela pourrait paraître dans ce monde d'innovations : j'ignore. Je ne sais pas pourquoi la candeur de l'enfance a été arrachée à mon quotidien si brusquement, assez brutalement pour que je ne sache plus aujourd'hui me représenter ce monde du commencement, de mon commencement. J'ignore comment les inventeurs que nous admirions tant sont soudain devenu l'ennemi. Pourquoi les innovations techniques nuisant aux vies des populations qui y bénéficient sont-elles louées et incitées ? Comment un monde où les génies sont glorifiés et où le savoir est prôné peut-il susciter autant de questions ? Dans le tourbillon de nouvelles idées qui n'ont cessé d'émerger dès lors, dans cette constante nouveauté, je me sens comme un poisson hors de l'eau ; je me questionne sans cesse. Et, dépossédée de mes capacités de réflexion, je suis réduite à ne pouvoir chercher plus que dans le passé. Je remets en question mes racines, dans ce monde en hauteur qui semble avoir oublié les siennes. Comme si les hommes ne projetaient leurs idées innovantes plus que dans l'immensité de l'univers au-dessus de leurs têtes et, paradoxalement, ne se référaient jamais à la terre sur laquelle nos villes reposent aujourd'hui. Comme si la mer de nuage avait embrumé jusqu'à leurs souvenirs.

La NébuleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant