La Damnée survole désormais les nuages gris, au-delà des frontières cernant l'archipel de Cordesse. Je sais qu'en principe les pirates n'ont pas de patrie, néanmoins je n'avais jusqu'alors jamais vraiment cherché à m'aventurer sur d'autres nuages que les cumulus familiers des environs d'Æther. Je me retrouve donc face à un horizon que je n'ai toute ma vie qu'essayé d'imaginer : sous une luminosité alourdissante, le ciel s'aventure au loin en un dégradé anthracite de plus en plus noir.
De part et d'autre du pont, les cordages grincent à mesure que le vent se lève. Le concerto pour cordes s'établit ainsi, crescendo, avec le tillac pour scène et des matelots aphones en guise de public. Ils restent silencieux ; chacun balaye les planches du regard, détaillant avec une étonnante admiration la moindre paire de chaussures qu'il peut y croiser. Tous attendent ainsi une réaction du capitaine, avachi sur un baril de poudre et observant le large. Je crois que, moi-même, je n'espère rien d'autre qu'un mot qui puisse rompre ce silence assourdissant, établi depuis que nous avons franchi les frontières de Cordesse. Lorsque Clifton se lève enfin, les hommes se redressent et semblent pendus à ses lèvres.
« Approche, lance-t-il en me faisant signe.
Je m'exécute et franchis les quelques pas me séparant des pirates qui me dévisagent. Avant que je n'ai eu le temps de prononcer un mot, le capitaine reprend :
- Après avoir tenté de dérober la Damnée, osé croiser le fer avec son capitaine puis tenté de fuir, notre captif est parvenu à se libérer et s'est échappé de la cale où nous l'avions fait prisonnier. Vous connaissez le sort qui attend les félons récalcitrants et vous savez l'importance que j'attache au respect du code pirate et de son application sur mon navire...
Le capitaine émet une pause rhétorique. Je me sens frissonner, affaiblie par la fatigue et la faim. J'observe hâtivement les visages de chacun des matelots ; ils fixent toujours le sol, en déglutissant parfois douloureusement, ne sachant visiblement pas, eux non plus, où porter le regard.
- ... Toutefois, il semble indéniable que, sans cet énième manquement aux règles, nous serions actuellement tous à bord d'un navire fantôme, emportés sur les eaux du Styx par une bien funeste asphyxie. Alors, mes amis, je propose que son sort soit remis à vos mains ouvertes.
À ces mots, Clifton dégaine un revolver qu'il place nonchalamment sur le baril de poudre. Puis il tend son poing en avant et déclare :
- Le choix de la sentence vous revient. Ou bien vous orientez votre paume vers le ciel et décidez d'accorder votre confiance à une âme peu scrupuleuse, qui nous a prouvé à maintes reprises sa félonie. Ou bien votre paume regardera le sol, et son corps sera confié au vide sous nos pieds. ».
Sur ses mots, six poings se lèvent, prêts à choisir de mon destin. Me concernant, je suis encore abasourdie ; je ne vois pas dans quel monde ces inconnus sanguinaires pourraient espérer me voir rejoindre leurs rangs. Je concentre donc toutes mes forces sur le revolver qui gît froidement sur le baril et duquel je ne peux détourner mon regard. Mon esprit tourne et retourne les alternatives envisageables : le tonneau est trop proche de Clifton, qui aurait donc le temps nécessaire pour se saisir de l'arme et appuyer sur la gâchette s'il me voit bouger une oreille. Alors que mes idées s'entremêlent, le capitaine ordonne à son équipage d'ouvrir la main : « Trois. Deux. Un. ». Je ne suis pas croyante, pourtant je me vois fermer les yeux un instant : si une majorité de paumes est tournée vers le sol, je n'aurai pas d'autre choix que celui de me battre contre chaque homme pour ma survie. Mais lorsqu'enfin j'ose ouvrir les paupières, chaque main est ouverte face aux cieux. Seul un bras n'est pas tendu vers l'avant.
- Monsieur Bromley ?, interpelle Clifton.
Je reconnais alors l'homme à la corne de brume, qui m'a intercepté sur le pont et auquel j'ai ordonné d'aller alimenter le moteur. Le pirate me fixe, la mâchoire si crispée qu'il semblerait que ses dents sont en train de se broyer entre elles. Sans détourner le regard ni répondre à la demande expressément soumise par son capitaine, Bromley s'avance lentement dans ma direction et articule :
VOUS LISEZ
La Nébuleuse
RomanceDepuis plus d'un siècle, le monde est envahi par une épaisse fumée toxique, contraignant les populations à se réfugier aux sommets des montagnes. Sur AEther, le plus prestigieux d'entre eux, Serena Clayden ne rêve pas. Elle ne rêve plus. Malgré le f...