Chapitre 2

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Comme chaque jour, je pille puis vole de riches navires que je conduis ensuite vers les ports des îles laissées pour compte de l'archipel. Là, les familles défavorisées attendent d'être ravitaillées en or, victuailles et témoignages d'humanité. Je n'en tire aucun bénéfice personnel, si ce n'est l'adrénaline qui m'anime lors de chaque brigandage et m'en rendrait presque accro. L'amour-propre, ensuite, choyé par les sourires des familles que je côtoie désormais depuis tant d'années ; ces foyers établis au beau milieu des tonneaux abandonnés sur le port et dont les poumons, souillés par la crasse de l'épaisse fumée brunâtre, affectent chaque jour un peu plus la longévité.

Et, comme chaque jour, celui-ci prend fin à Strongrice, où les rayons affaiblis du soleil viennent effleurer la coque des quelques embarcations de fortune laissées à l'abandon sur le port. Strongrice est l'une des îles les plus pauvres de l'archipel ; la terre y est stérile et les quelques carrières de minerais ne sont exploitables qu'à moindre coût. On ne rencontre ainsi que très rarement des navires étrangers, et les bateaux du gouvernement qui s'aventurent sur l'île ne s'y attardent qu'à la recherche de fugitifs. C'est justement cette si faible probabilité d'y croiser un jour un officier qui motive mon choix de me rendre quotidiennement sur cette île plutôt qu'une autre : non seulement naviguer en tant que femme est illégal, mais mon activité crapuleuse me vaudrait d'avoir ma tête au bout d'une pique.

Bien évidemment, les habitants eux aussi me pensent au service d'un marin - une femme qui navigue, ce serait impensable ! Simple messagère, je me contente de leur remettre l'or chapardé par Eliott Cotton, dit « Le Doux ». Même si je me cache derrière ce pseudonyme, je dois avouer que ce petit jeu me plaît : personne ne connaît le visage de Cotton. À la manière de Galaad, il est un peu le « nouvel Invisible ».

Je remets la dernière bourse en cuir au creux de la main de Madame Perle. Cette dernière me rend mon sourire :

« La mer semblait calme aujourd'hui ! Comment s'porte « Le Doux » ?

- La journée fut bien bonne, en effet !, siffloté-je avec un grand sourire.

Âgée d'une soixantaine d'année, Madame Perle est une femme dont le corps frêle n'enlève rien à son caractère robuste. Comme de nombreuses femmes sur les îles minières, elle se retrouve veuve d'un mari emporté par le labeur au fin fond des carrières de cuivre. Remarquable matriarche, elle aide les familles démunies par leurs tristes conditions de vie. C'est aussi une véritable commère avec laquelle je prends plaisir à converser :

- C't'encore un de leurs navires pour le cuivre ?

- Ouaip. C'est le troisième que nous interceptons cette semaine, c'est vraiment bizarre. Vous auriez une idée d'où est-ce qu'ils partent ?

- Ah, bah ça... D'un des îlets de Cordesse, pour sûr. Mais lequel... ça j'en sais rien. Avec c'te purée d'pois, tu sais, nous, on n'y voit rien. ».

Je salue les quelques habitants qui sont restés converser et m'apprête à me retourner lorsque de toutes petites mains s'agrippent à ma taille :

« Serena, reste !

Entre deux hoquets, je reconnais la petite voix essoufflée de la petite fille qui me retient.

- Hey, Lucie ! Je t'ai déjà dit de pas courir comme ça, tu vas t'envoler !

La fillette pouffe de rire et fait mine de voler en agitant ses petits bras, sculptant des volutes dans l'épais mur de brume qui nous sépare. Comme tous les enfants nés sur ces ports enténébrés, Lucie est frappée par la malédiction que transporte la brume fuligineuse. Non seulement elle ne rêve pas, mais les tissus de ses tous petits poumons sont décorés par de petites enflures qui prolifèrent au fil de ses inspirations. À bout de souffle, Lucie trépigne :

La NébuleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant