Chapitre 11

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Un sommeil dénué de songe se veut ainsi léger, contraignant mes nuits à être bien souvent plus courtes que ne dure l'obscurité. Ce soir-là, en particulier, ne fait pas exception. Ainsi, à peine suis-je parvenue à m'endormir qu'un bruit sourd contre le plafond du dortoir me réveille en sursaut : il aurait semblé que le plancher du pont s'écroulait au-dessus de nos têtes. J'ouvre difficilement les paupières pour constater un branle-bas de combat : le reste des hommes se hâte hors des hamacs troués qui leur servent de lits, alors qu'encore ensuquée je peine, quant à moi, à mettre le pied hors de ma couchette bringuebalante. Une fois la stabilité trouvée, mes yeux mettent une fraction de seconde à s'habituer à la pénombre pour enfin percevoir la frêle silhouette de Blade, avachi sur le sol, un seau dans le creux des bras : « Bordel... comment est-ce que vous avez tenu... jusqu'ici... ». Ses paroles sont entrecoupées de hoquets ; le pirate jette visiblement son lest depuis plusieurs minutes. Je repense un instant aux paroles de Clifton, mais il semblerait que ces hauts-le-cœur-ci soient plutôt dus à la violence des nuages d'orage ballotant la coque. Sans laisser plus de temps à la réflexion, nous accourons sur le pont en renfort contre les courants impitoyables du récif.

À la surface, la perception est mise à mal : dans la nuit noire, une épaisse fumée brunâtre pique les yeux et tourbillonne en un sifflement tonitruant. Les quelques flammes de falots encore vacillantes me permettent de distinguer le corps de Takane, affalé contre le tillac qu'il vient de percuter. Eberhard se précipite vers le pirate qui hurle de douleur. Bromley, quant à lui, rejoint Clifton sur la dunette afin de l'aider à retenir le gouvernail.

« Les vents sont trop violents, s'affole le capitaine. Takane est tombé du gréement, il...

- Eberhard s'occupe de Takane, Capitaine. Quels sont les ordres ?

La voix profonde et assurée de Bromley s'élève de manière à transpercer les bourrasques, mais finit par s'évanouir dans les flots de fumée. Après quelques hésitations, Clifton tranche :

- Déviez la trajectoire ! ».

Les rafales gonflent les voiles qui manquent de se déchirer. En plissant les paupières, je parviens à analyser l'élan que nous fait prendre le grain blanc : le bâtiment se précipite en direction du cœur de la tempête. Bromley s'égosille en transmettant les ordres au reste de l'équipage. Malgré les gémissements de douleur qu'il étouffe, Takane se lève avec l'aide d'Eberhard. Chaque homme prend ainsi un poste, s'agrippant aux cordages pour progresser sur le pont sans être emporté par les vents. Je m'affaire, lorsque des grondements m'alertent : du bois semble se fissurer à quelques mètres de moi. La voix rauque de Farold éclate et transperce la brume : « Milo ! ». Posté à l'arrière du bateau, le mousse s'est précipité pour déployer le tourmentin, mais l'artimon s'est rompu et manque de l'écraser. Farold parvient à atteindre l'immense mât à temps et cogne de toutes ses forces contre le bois de sa base pour en dévier la chute. L'effondrement s'accompagne du vacarme des planches de mélèze, cédant sous le poids des vergues, et d'un hurlement effroyable : en voulant lui aussi secourir le moussaillon, Abbott a été stoppé net dans sa course et le mât s'est écrasé sur ses membres postérieurs. Malgré la couverture nuageuse, je perçois l'atrocité de l'accident dans le fémur saillant du cuisinier, semblable aux planches broyées par l'artimon. Depuis son poste, Eberhard s'époumone : « Milo ! Amène-le aux cuisines, restez-y ! ». Le moussaillon téméraire tente de rechigner, mais finit par céder à l'égard des geignements abominables d'Abbott et aide le robuste pirate à se traîner jusqu'aux escaliers sous la dunette.

Malgré la coordination de chaque matelot, il semblerait que la panique gagne peu à peu l'équipage. À l'autre extrémité du pont, Clifton peine à manœuvrer la barre à roue. Quant à moi, j'assiste impuissante aux agitations et tente de percer la nébulosité en scrutant l'horizon. Nos efforts sont infructueux : les nuages tonnent et, à trop vouloir dévier le cap, la Damnée risque de se retourner. Se retourner... Face à la force du cyclone contre lequel il semble vain de se battre, j'hésite un instant : une prise d'initiative irait à l'encontre des ordres donnés par le capitaine, mais nous sommes en bien mauvaise posture. Et si on prend en compte le mât manquant... Je quitte finalement mon poste et rejoint Clifton sur la dunette à grandes enjambées.

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