Chapitre 9

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Le soir venu, les cachots resplendissent. L'odeur nauséabonde finira par s'évaporer par les sabords, mais elle imprègne encore les textiles de mes vêtements dont le tissu me colle à la peau. Avant de remonter sur le pont, je lance un regard hésitant en direction du seau d'eau sale avec laquelle nous avons nettoyé le plancher. Ressaisis-toi, ma fille, l'eau était déjà croupie avant même que vous ne commenciez à frotter. Au beau milieu de la mer de nuage, je doute que nous ne trouvions de l'eau douce avant notre prochaine escale. Le moteur à vapeur filtre certes la condensation des nuages, mais la toxicité du smog sur lesquels ils reposent est beaucoup trop forte pour imaginer l'utiliser pour prendre un bain. Je décide alors de prendre mon mal en patience et suis Milo à la surface, où le ciel a pris une teinte orangée. Toujours grimée en homme, je traverse maladroitement le pont sous le regard de trois matelots restés pour y patrouiller. Je ne m'attarde pas sur leurs regards insistants et j'observe plutôt le large : les vagues sont plus foncées qu'au sein de l'archipel, mais le vent ne s'emballe pas encore de trop. Milo me conduit jusqu'au premier sous-sol ; là, Clifton et Bromley sont déjà attablés en face d'un troisième homme, à l'air pompeux. Seul le cuisinier, un gros bonhomme, finit par marmonner dans sa barbe lorsqu'il m'aperçoit passer le pas de la porte :

« Ben dis donc, pas très costaud le pauv'diable que tu nous as ramené, Mon Capitaine. Ou bien est-ce la peine purgée aux cachots qui l'a affaibli ? Il a qu'la peau sur les os.

- Remettriez-vous en question les peines infligées par votre capitaine, Monsieur Abbott ?, déclame l'homme guindé, sur un ton railleur.

- Assurément pas, Eberhard, répond le maître-coq. Mais mêle-toi donc de tes oignons, pendant qu'j'épluche les miens !

Je me contente de sourire et prends place à la gauche de Milo, qui me lance un regard complice. En face de moi, le pirate à l'air délicat - qui semble donc se nommer Eberhard - me sourie et me salue en inclinant l'avant de son chapeau. Il s'agit d'un grand homme mince à la carrure bien éloignée de celle que l'on prêterait à un combattant sanguinaire et sans pitié. Pourtant, en détaillant plus rigoureusement l'élégant costume, je distingue qu'un bras semble lui manquer ; peut-être l'a-t-il perdu lors d'un combat ? Je détourne subitement le regard, me trouvant soudain bien insolente de l'observer ainsi avec autant d'appui. À côté d'Eberhard, Bromley ne m'adresse pas de sourire, ni même un regard. Un bruit sourd me tire de mes pensées : le cuisinier vient de lâcher une lourde marmite de cuivre sur la table, juste devant mon nez. Il déclame d'une voix gutturale :

- Dans tous les cas, j'ai fait assez de soupe pour espérer te r'donner des forces. Ça va bien d'nous précipiter dans les eaux dangereuses du récif, si c'est pour que l'équipage s'envole à la moindre bourrasque...

Au fond de la casserole, d'épaisses tranches de carottes mijotent dans un bouillon de volaille encore frémissant. L'odeur alléchante du laurier me fait écumer et, affamée, je peine à me retenir et me jette sur le bol tout juste servi. Ce n'est certainement pas la haute cuisine réservée aux nantis sur les hauteurs d'Æther, mais la soupe reste bien moins fade que le pain rassis auquel on m'a habituée cette semaine. Le cuisinier s'esclaffe en voyant leur nouvelle recrue avaler sa cuisine si goulûment :

- Et beh ! T'oublieras pas d'nous donner ton nom, avant de t'étouffer.

Dans ma vision périphérique, Clifton se redresse brusquement. Son regard croise enfin le mien. On n'a pas songé à cela : mes vêtements larges dissimulent peut-être ma féminité, mais je dois également prévoir le récit d'un passé qui n'est pas le mien et trouver un nom qui me permette de faire illusion. Bizarrement, la discussion avec son quartier-maître paraît soudainement bien moins captivante et le capitaine y coupe court en énonçant :

La NébuleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant